Bertrand Le Meur: « Le renouveau de la compétition de puissance » (01/07/24)
Synthèse du diner-débat avec Bertrand Le Meur (01/07/24)
Lors de notre quatrième dîner-débat en 2024, nous avons eu le plaisir d’accueillir notre camarade Bertrand Le Meur, Directeur de la stratégie de défense, de la prospective et la contre prolifération à la DGRIS.
Après une présentation rapide de la DGRIS[1], Bertrand a introduit son intervention en rappelant la définition de la stratégie selon le Général Beaufre, grand stratège militaire français : « La stratégie est la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits.». Il nous a alors emmené dans une réflexion approfondie sur le renouveau de la compétition de puissance entre Etats reprenant parfaitement cette vision stratégique, à savoir « le recours à la puissance dans les rapports internationaux », par des stratégies conçues pour imposer des volontés et peser sur les équilibres en menaçant de l’emploi de la force sans nécessairement l’utiliser.
Les conséquences des dividendes de la paix
Bertrand a souligné comment la mondialisation développée dans l’ambiance des dividendes de la paix après la chute du Mur de Berlin, avait aveuglé des 0ccidentaux qui ont moins investi dans la chose militaire alors que d’autres Etats ont réarmé (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Turquie…) et sont aujourd’hui en capacité de défier la gouvernance mondiale « heureuse » de l’Occident avec un niveau de désinhibition inédit depuis longtemps.
C’est ainsi que se sont développés de nouvelles relations et de nouveaux modes de gouvernance en phase avec le narratif chinois et russe (pour des raisons différentes), développant des relations plus transactionnelles entre Etats et replaçant le militaire en tête de leur agenda comme outil d’influence majeur. Particulièrement poursuivi par la Chine, dont l’agenda vise à établir un ordre mondial dominé par elle au milieu du 21ème siècle, ce mode de relation s’est développé en Afrique, en Indo-Pacifique mais également en Europe centrale et de l’ouest avec les « routes de la soie ». Ce nouveau mode de relation est également devenu la pratique de la Russie mais aussi de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et de tous les acteurs qui veulent peser dans leur sphère régionale voire au niveau mondial.
Une désinhibition de plus en plus démontrée
La désinhibition dans l’emploi de la puissance est apparue très clairement lors de l’emploi d’armes chimiques en Syrie, l’annexion de la Crimée, la revendication de la Turquie sur la Méditerranée Orientale, l’expansion chinoise dans les îles de la mer de Chine méridionale avec Taïwan en perspective, le développement du lawfare... Elle se voit aussi dans la sanctuarisation agressive (recours à la menace nucléaire pour protéger une conquête territoriale) pratiquée par la Russie. Ces expressions les plus visibles vont de pair avec une certaine désagrégation des instances internationales, un moindre respect des normes internationales largement remises en cause.
Nous sommes ainsi challengés sur nos zones traditionnelles (Afrique, DROM/COM [2], Méditerranée) par les grands mais également les moyens (Turquie, Iran, …), qui s’appuient sur la réticence occidentale à affronter le risque humain, laquelle délivre un message récurrent d’irrésolution de notre part.
Par ailleurs, la supériorité technologique de l’Occident n’est plus un facteur décisif. En effet, notre supériorité technologique s’atténue et le coût d’une intervention militaire s’accroit pour nous, sans certitude de victoire. De plus, force est de constater que la démocratie produit des contraintes qui pèsent sur nous plus que sur nos compétiteurs dont les régimes sont rarement démocratiques…
Les conséquences sur l’Europe
Pour l’Europe en particulier, la bascule de la sphère d’intérêts et d’inquiétude des Etats-Unis vers l’Indo-Pacifique, l’obsession d’une action militaire chinoise à Taiwan (que certains situent en 2027), compte tenu des conséquences majeures qu’aurait la perte de Taïwan sur la présence des Etats-Unis dans le Pacifique, et les doutes sur la capacité des Etats-Unis à s’investir durablement pour la défense de l’Europe, notamment en cas de réélection de Donald Trump en 2024, produisent des effets déjà visibles sur l’OTAN et nos partenaires européens, déclenchant chez certains un « réflexe de survie » par des achats massifs de matériels militaires américains.
Une stratégie de la dissuasion nucléaire en pleine évolution
Enfin, Bertrand a développé l’évolution de la place du nucléaire dans le monde de demain. La Russie a ouvert la boite de Pandore avec la remise en cause de ses engagements et la « sanctuarisation agressive ». Ainsi aujourd’hui cette force et centralité de l’arme nucléaire permettant de peser sur les conflits, accélère les appétits pour la posséder, alors que l’Ukraine y avait renoncé en 1992. Il rappelle alors l’importance de la « grammaire nucléaire », à savoir la manière de faire passer les messages vers ses adversaires par une « gesticulation nucléaire » contrôlée, encore maitrisée par la France, les Etats-Unis et la Russie, mais qui reste à consolider dans de nombreux autres pays.
Les tensions politiques prévisibles avec les Etats-Unis après les élections présidentielles de 2024 provoquent des inquiétudes chez tous ceux qui sont sous parapluie nucléaire américain, en Europe, en Asie (Corée, Japon). Ainsi, le Traité de Non-Prolifération déjà fragilisé par la Corée du Nord et l’Iran, n’est plus vu comme un rempart face aux désirs de possession de l’arme nucléaire qui s’expriment en Turquie, au Moyen Orient et en Asie, en particulier face à une Chine dont la doctrine nucléaire est obscure.
Dans ce monde incertain, Bertrand nous a très clairement mis en évidence le caractère primordial d’une véritable pensée stratégique, très peu présente au sein de l’Union européenne par manque de culture stratégique et surtout de moyens propres à sa mise en œuvre. La France, grâce à son modèle d’armée, à sa dissuasion nucléaire, face figure d’exception et demeure le seul interlocuteur en mesure de nourrir un dialogue stratégique complet avec les Etats-Unis en ce domaine.
Philippe Roudier
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[1] Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie
[2] Départements et Régions d’Outremer, Collectivités d’Outremer