Les entretiens de binaire - Le numérique et la passion des sciences

Formidable levier économique et enjeu de compétitivité, le numérique est aussi, on le souhaite, une clé vers un avenir meilleur ou, du moins, plus supportable. Dans ce domaine  comme tant d'autres, la France ne manque pas de talents mais la relève ne paraît pas assurée ; situation paradoxale qui pose de vraies questions. Ainsi l'historien (au passage, polytechnicien) Hervé Joly s'est interrogé sur les effets de la prééminence au XXe siècle des spécialistes en Allemagne (les "Doktors"), et des généralistes en France (ingénieurs), sur nos industries respectives et leur puissance. Que dire de la Chine qui fut longtemps dirigée par des anciens ingénieurs ; de la Corée du sud et Taïwan, qui ont fait la part belle à des  jeunes talentueux partis se former en Silicon Valley ?

L'influence des ingénieurs « praticiens » dans le monde politique semble cependant régresser, et il faut saluer l'existence du blog les entretiens du binaires créé début 2014 par la  société informatique de France (SIF) et Le Monde (https://www.lemonde.fr/blog/binaire/), qui égrène depuis, chaque mois, des témoignages de première main et d'expérience.

On y lit par exemple : « L'informatique, c'est tout un monde, une science fantastique. C'est aujourd'hui au coeur de ma recherche. Quelle que soit votre passion, à tout hasard,  étudiez aussi l'informatique... » (Arshia Cont, musicien). Un tel témoignage, direct, n'est-il pas complémentaire et plus efficace pour convaincre les jeunes de s'investir dans les  sciences, que des exhortations de ministre ou d'élu ?

Et ces mots de notre camarade Guillaume Poupard, directeur de l'ANSSI : "Cela ne devrait pas juste être un truc barbant à étudier. C'est un sujet absolument passionnant, un  challenge intellectuel qui peut aussi être ludique ?" Et il ajoute : "Dans un pays comme Israël, les élèves parmi les plus brillants, détectés à partir de 14 ans, apprennent l'informatique et se spécialisent en cybersécurité. Ce sont un peu des stars dans la société. Évidemment, la situation politique de la France est différente, mais on aimerait aussi voir plus de nos meilleurs cerveaux suivre une telle filière. C'est d'ailleurs un excellent moyen d'inclusion sociale pour les milieux défavorisés."

Autre témoignage percutant, celui de Valérie Masson-Delmotte, centralienne devenue chercheuse au CEA et personnalité éminente du GIEC : "Quand j'étais en 6ème, j'ai eu la
chance énorme de pouvoir participer à un club informatique. Nous pouvions même monter nos propres ordinateurs, des ZX81. Mes filles (?) utilisent beaucoup plus d'outils  informatiques mais on ne leur a pas donné de cours d'informatique pour leur expliquer comment ça marche. Donc tout ça leur va leur paraître magique. (?) Le décalage entre les  connaissances dans les laboratoires de recherche et la culture générale est énorme. Il faudrait une commande massive de l'État aux télévisions publiques. Cela tient du service public !"

Terminons sur cette parole de Michel Serres à propos des mutations du cognitif : " ceux qui nous gouvernent sont surtout formés aux sciences humaines. C'est une catastrophe  dont on ne mesure pas l'ampleur. Le décideur, le journaliste? ceux qui ont la parole, en savent peu sur les sciences dures. C'est très dangereux du fait que la politique doit être  repensée en fonction du monde contemporain. Ils ne peuvent pas continuer à décider de choses qu'ils ne comprennent plus."

On le devinera aisément, au-delà des témoignages variés, de première main, clairement et simplement exprimés, ce blog et le livre qui en est issu ont le mérite celui de susciter  des question pertinentes, parfois pressantes et même impertinentes ?

Frédéric Tatout, ICA