DES AUTOMATES AUX ROBOTS : UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE
L’histoire des automates puis des robots est étroitement liée au ressenti et à l’imagination des humains à leur égard. L’évolution des technologies a connu une forte accélération entre la fin des années 30 et la fin des années 50. elle en connaît une autre, impressionnante, depuis une dizaine d’années, dont les retombées et les implications sont encore difficiles à imaginer.
Les automates, des ancêtres déjà sophistiqués
Les automates existent depuis l’Antiquité. Au départ, ils étaient créés essentiellement pour simuler des événements surnaturels à des fins religieuses, susciter l’étonnement ou imiter la nature :
- Les masques et statues animés d’Egypte.
- Réalisations de Philon de Byzance (3e s. av. J.-C.) et Héron d’Alexandrie (1er s. av. J.-C).
- Les Jacquemarts à la fin du Moyen-Age.
- La diffusion d’automates de divertissement à la renaissance.
- Au 18e siècle, des automates présentant une ressemblance frappante avec des humains ou des animaux : le joueur de flûte de Jacques Vaucanson (1738), un scribe créé par les horlogers Pierre et Louis Jacquet-Droz (1774), qui furent accusés de sorcellerie en Espagne.
- Au 19e siècle, les automates à figure humaine, déjà très répandus, sont devenus des phénomènes de mode (automates magiciens ou joueurs d’échec par exemple).
Au fil du temps on note des perfectionnements techniques considérables. Mais les évolutions conceptuelles anciennes sont difficiles à cerner, sans doute parce que notre connaissance provient de rares vestiges et de sommes écrites, telles que celles de Philon de Byzance ("traité des leviers","traité des automates", etc) et Héron d’Alexandrie ("traité des pneumatiques"), qui ont désacralisé les miracles antiques.
On notera toutefois une évolution majeure à la fin de l’Antiquité, avec les horloges et autres machines de régulation du mouvement dont les techniques, perfectionnées par les Arabes, ont été recueillies par les Croisés pour aboutir à la création des jacquemarts. Au Japon, dès le 17e siècle, des horloges ont été intégrées aux karakuri ningyô, des poupées-automates magnifiques qui ont connu un grand succès jusqu’au 19e siècle.
Karakuri Ningyö
Les automates de travail se sont répandus relativement tard, dans le domaine du tissage en particulier. En 1725 un certain Basile Bouchon, tisserand lyonnais, inventait un moyen d’automatiser le travail de la navette du métier à tisser à l’aide d’une bande perforée. Ce procédé, perfectionné en particulier par Jacques Vaucanson entre 1745 et 1755, puis par Jacquard en 1801, constitua le premier exemple de machine programmable : la bande perforée, portant le programme, étant devenue distincte du métier.
Construction d’une chapelle, telle qu’en allumant du feu, les portes s’ouvrent toutes seules et se ferment quand le feu est éteint. Figure extraite de l’ouvrage Les pneumatiques de Heron d’Alexandrie et Philon de Byzance, par Albert de Rochas (1882)
Deux décennies de progrès scientifique ont planté le décor de la robotique actuelle
Sans minimiser l’importance de la machine mécanique inventée par le jeune Pascal pour aider son père à calculer (la pascaline), le véritable tournant a été pris en 1937 par Alan Turing, inventeur du concept d’ordinateur fondé sur le calcul booléen (qui était apparu en 1854). La conjonction de cette invention avec l’essor de l’électronique a permis l’émergence dès 1943 (sous l’impulsion de Turing) d’une arme de guerre inédite, plus que discrète à l’époque, mais qui s’est avérée être une carte maîtresse dans la main des Alliés : une machine capable de casser les codes d’Enigma. Peu après le projet ENIAC, lancé en 1945 pour le programme Manhattan, trois autres innovations majeures sont apparues :
- le transistor, à l’origine du phénomène continu de la loi de Moore, toujours à l’œuvre même si elle connaît aujourd’hui ses premières limites ;
- la cybernétique (Norbert Wiener, 1948 : « cybernetics, or control and communication in the animal and the machine ») ;
- l’intelligence artificielle (IA), dont il est coutumier d’attribuer l’origine à un article fameux d’Alan Turing en 1950, « computing machinery and intelligence ». Cet article fut suivi de lourds débats autour de la notion de « machine pensante », si bien que l’IA n’a connu son essor qu’ à partir de 1956, sous l’impulsion de Marvin Minsky, Allen Newell et peut-être surtout du théoricien de la rationalité limitée, le fameux économiste Herbert Simon. Le décor était désormais planté, même si la route s’est avérée depuis, et paraît toujours longue, entre les espoirs initiaux et l’avènement réel de l’IA.
Des premiers robots aux incertitudes récentes
Une première génération de robots (en fait des automates programmables électroniques) a donné de bons résultats à partir du début des années 60 dans l’industrie de production, avec des machines au départ très frustes telles que le bras télé opéré (à Argonne, en Lorraine) ou le robot Unimate, qui a connu une diffusion bien réelle, notamment dans les chaînes de production d’automobiles.
Une décennie plus tard apparaissait la génération des robots dotés de moyens de perception qui leur donnaient une certaine autonomie (robots marcheurs, robots industriels avec capteurs optiques, etc).
Une décennie de plus, et la miniaturisation de l’électronique permettait l’émergence d’une troisième génération, celle des robots « dotés d’intelligence » au sens où ils sont capables « d’apprendre » (modifier leur programme). Cela représente une extension d’autonomie considérable. Mais du coup, leur comportement n’est plus déterministe, leur fiabilité devient questionnable.
D’où un doute sérieux sur la qualité de leurs résultats et leur sûreté, source d’un débat vigoureux sur l’IA depuis les années 90, qui se greffe sur d’autres, plus anciens au regard notamment de leurs retombées économiques.
Ces débats sont actuellement amplifiés par une vague impressionnante de progrès, liée à l’explosion des financements dans ce domaine ; par des incertitudes fortes sur les retombées économiques et les capacités réelles et supposées des robots, au présent et dans un futur proche (cf. encart) ; et par les craintes que peuvent inspirer certaines réalisations impressionnantes, qui s’amalgament avec une méfiances envers les objets connectés.
Deux exemples de la variabilité des perceptions des acteurs économiques :
- cela fait trois ans que le patron de Foxconn annonce qu’il « va équiper massivement ses chaînes de production cette année ».
- en 2013, les achats de robots industriels par les entreprises françaises ont baissé de 27% par rapport à 2012, et sont deux fois moins élevés que ceux des entreprises italiennes1, n’en déplaise aux partisans d’un sursaut national à cet égard (cf. rapport Gallois).
Et voici qu’apparaît Baxter, un robot capable d’apprendre des tâches réputées infaisables jusqu’alors, après avoir été initié dans les gestes à réaliser par un opérateur humain. Non content de jeter un pavé dans la mare du paradoxe de Moravec (cf. encart), il alimente, vu son prix modique (25 000 $), la réflexion (voire la polémique) sur le marché du travail, même aux Etats-Unis2.
Une chose paraît claire : derrière les débats parfois houleux, pointe la faiblesse de nos repères et de notre vision collective. Notre société peine à appréhender l’évolution prochaine des capacités des robots et leurs conséquences. Quoi de surprenant, vu les difficultés actuelles des experts pour se mettre d’accord sur les performances des technologies actuelles ?
Baxter à l’oeuvre (photo du site de l’entreprise Rethink Robotics, qui le développe)
Des robots et objets androïdes d’aspect rassurant pour favoriser les ventes (CES, Las Vegas, 2015)
L’idée que l’homme se fait du robot influence la robotique, et réciproquement
Depuis le mythe de Prométhée revisité par l’écrivain tchèque Karel Capek, inventeur du mot robot en 1920, la littérature et le cinéma ont oscillé sur ce thème entre des périodes pessimistes (années 20 et 30) et d’optimisme (C.K. Dick, années 60), en générant un corpus important de scénarii et d’idées sur un futur possible.
Les « trois lois » de la robotique d’Isaac Asimov ont certes instauré un immense ressort dramatique, que d’autres ont exploité après lui. Dans la perspective de l’avènement d’une véritable capacité d’apprentissage autonome, postulé par Moravec autour de 2020, elles ont aussi inspiré de nombreuses vocations.
Les robots restent fascinants et sujet à débats, surtout lorsqu’ils sont perçus comme androïdes. C’est pourquoi le président de Samsung Electronics considère que les robots se diffuseront d’autant plus facilement dans les foyers « qu’ils seront perçus comme parfaitement inoffensifs »3. Cette vague annoncée s’appuiera sur des objets dont l’aspect extérieur sera délibérément éloigné de la forme humaine.
Vers une nouvelle ère économique et politique ?
Au-delà de la polémique sur les drones tueurs, d’autres débats politiques surgiront inévitablement lorsque les robots évolués seront largement diffusés dans nos maisons, voire avant. On verra peut-être se développer un droit de la protection des robots, comme le réclament certains universitaires Américains. Aristote, avec ses principes sur l’esclavage, par exemple, apportera peut-être un éclairage utile… Il serait intéressant d’alimenter la réflexion par les mythes et les romans de robots et figures androïdes, à l’instar d’une étude réalisée dans les années 80 par un panel de chercheurs en sociologie et en télécommunications, relativement méconnue mais qui fait encore sens, mais aussi sur une lecture renouvelée des grands classiques.
1) Cf. International Federation of Robotics (basé à Francfort).
2) Robotics Business Review, 18/02/2014, article intitulé How robots will shape future employment & labor law : “ It is estimated that by 2025, half of the jobs in the United States will be performed by brilliant machines and intelligent systems ”. Elément repris par le n°440 de L’humanité dimanche daté du 10 décembre 2014, qui titrait : « Faut-il avoir peur des robots ? Un emploi sur deux remplacé par une machine en 2025 ».
3) BK. Yoon, lors de son allocution d’ouverture du CES de Las Vegas le 6 janvier dernier.
Les robots font débat à propos de leurs retombées économiques et de leurs capacitésLe débat sur les retombées économiques.Dès l’époque de Vaucanson, les tisserands lyonnais s’inquiétaient des perfectionnements des métiers à tisser. Le 19ème siècle aura été ponctué de révoltes : de celles, mémorables, des luddites et des canuts, passés d’artisans à ouvriers, jusqu’aux actions, en fin de siècle, de farouches opposants au développement des pianos mécaniques, parmi lesquels la société emi, déjà, se posait comme défenseur des droits des auteurs compositeurs de musique. En mai 1964, avec l’arrivée des premiers automatismes électroniques (par exemple 300 000 postes d’opérateurs d’ascenseurs supprimés à New York), un comité de sages lançait un message d’inquiétude au président Lyndon Johnson : « the cybernation revolution (…) results in a system of almost unlimited productive capacity which requires progressively less human labor. Cybernation is already reorganizing the economic system to meet its own needs ». Herbert simon ne partageait pas leur pessimisme. il pensait que l’automatisation modifierait profondément la structure du marché du travail des humains, mais ne le réduirait pas drastiquement avant très longtemps. Mais son analyse est longtemps resté inaperçue, de sorte qu’en 1995 J. Rifkin prédisait que le e-commerce allait réduire les postes commerciaux à peau de chagrin. Il est intéressant d’analyser de manière factuelle les retombées, comme l’ont fait par exemple frank Levy et richard. J. murname dans « the new division of labour » (2004). Leurs études confirment que l’automatisation et la robotique ont fait disparaître de nombreux métiers, mais que beaucoup d’autres sont restées hors de portée de ces technologies, notamment ceux qui requièrent une expertise pointue ou une capacité à communiquer dans des situations complexes. Or, la demande a explosé sur des métiers nouveaux centrés sur ce type de compétences. F. Levy et R. Murname complètent leur analyse par quelques enseignements précieux sur la formation des jeunes, qui devront « apprendre à faire avec » la diffusion de la robotisation. en effet, les retombées macroéconomiques sur le marché du travail ne sauraient faire oublier l’enjeu crucial de l’automatisation des tâches à faible valeur ajoutée pour les entreprises : question de survie pour beaucoup, dans le contexte d’une compétition rendue plus intense du fait de l’accélération de l’innovation. Le débat sur les capacités actuelles et futures des robotsL’histoire récente est ponctuée d’erreurs de jugement sur l’évolution future des ordinateurs. Par exemple, de nombreux experts les voyaient capables de soutenir une conversation avant de battre des champions d’échecs. En 1957, des experts de carnegie mellon avaient même parié sur une date : 1967. or, c’est l’inverse qui s’est produit. Le jeu d’échec étant régi par des règles simples, le défi tenait essentiellement à l’augmentation de la puissance de calcul , même si le pari a été tenu 30 ans plus tard que prévu, par deep Blue. Beaucoup d’experts se sont ensuite attendus à des progrès rapides sur des tâches apparentées au développement sensorimoteur du petit enfant (jusqu’à 18 mois), qualifiées par certains de « bas niveau », et à des avancées plus lentes sur des tâches impliquant des raisonnements sophistiqués (qualifiées parfois « de haut niveau »). Ils ont dû changer d’avis depuis avec siri (d’apple), Google Voice et un certain Watson, développé par IBM, devenu champion incontesté du jeu Jeopardy en 2011. Pour maîtriser des capacités de type sensori-motrices temps réel (par exemple, un drone volant de manière autonome dans une forêt), il faudra augmenter encore la performance des capteurs et des moyens de calculs. Ce verrou technologique ne va donc probablement pas s’évanouir d’un coup comme par magie, mais plutôt graduellement au fil des passages de jalons technologiques. Autres fins observateurs de l’épopée récente, les économistes e. Bryjolfsson et a. mc afee résument la situation dans cette formule frappante : « Computers are good at following rules, but lousy at pattern recognition ». ils nomment cela le paradoxe de Moravec.
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Frédéric Tatout
Frédéric Tatout a été, au sein du ministère de l’industrie, en charge de thématiques clé du développement des usages numériques, notamment la SSI, la confiance et les RFID. Depuis 2012 il anime des projets d’amélioration de la performance du MCO aéronautique au sein de la SIMMAD.
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