L’UKRAINE, UNE ÉCONOMIE EN GUERRE
Si le concept « d’économie de guerre » a fait son apparition dans les éléments de langage de l’exécutif suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et aux bouleversements géopolitiques qu’elle implique, les mesures proposées et actées à l’occasion de la LPM 2024-2030 ne font pas basculer l’industrie française dans un contexte qui serait celui d’un pays en guerre. Regardons donc comment un pays en guerre, l’Ukraine, a réagi à l’irruption d’un conflit de haute intensité sur son sol.
Contexte général
L’Ukraine est un pays avec une grande histoire industrielle, qui a hérité des installations mises en place par l’empire russe et développées par l’Union Soviétique. Si la chute du rideau de fer a porté un coup à ces capacités, il en est resté un outil industriel remarquable, bien que vieillissants et manquant de souplesse, en particulier dans l’industrie lourde, et des ingénieurs et techniciens avec une formation excellente, qui n’a rien à envier aux pays de l’Union Européenne.
Ainsi, une partie de la BITD ukrainienne, celle issue de la période soviétique, est organisée autour d’un conglomérat, Ukraine Defense Industries (anciennement UkrOboronProm), intégralement possédé par l’Etat, bien qu’aujourd’hui privatisé. Son portefeuille, très diversifié, couvre une grande partie du spectre de l’armement : construction navale (le croiseur Moskva et le porte-avion Kouznetsov ont été construits en Ukraine), spatial (production de tuyère pour Vega), missiles (tel le Neptune, qui a coulé le Moskva), turbines à gaz (équipant les navires russes jusqu’en 2024), véhicules blindés de tous types, etc.
Parallèlement, en particulier depuis 2014 et le début du conflit dans le Donbass, des acteurs privés se sont développés, à la fois dans des secteurs de pointe comme la guerre électronique et dans des armements innovants, comme les drones.
Cependant, la BITD ukrainienne, peu alimentée par la commande publique, sujette à de la corruption, en particulier chez UkrOboronProm, manquait en général de perspectives.
Mutation de la BITD ukrainienne
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a, de fait, pris la BITD ukrainienne par surprise. En incapacité de produire de manière rapide et efficace de l’équipement et des munitions, l’Ukraine s’adapte à l’état de guerre, et ce de plusieurs manières.
Tout d’abord, en puisant dans les stocks de matériel soviétique à sa disposition et en utilisant le matériel occidental qui lui a été cédé. Cela va avoir un impact important sur la MCO : les forces armées ukrainiennes doivent désormais réparer un parc de véhicules et d’armement considérable, avec un grande variété d’équipement, avec des micro parcs et des équipements qu’ils connaissent peu ou dont ils n’ont pas la documentation technique. Pour pallier ce problème, l’Etat ukrainien fait appel à des entreprises privées, qui ne sont pas du monde de l’armement, mais qui œuvrent dans l’industrie lourde ou dans la réparation de véhicules agricoles, afin d’assurer la maintenance de ce « zoo » d’équipements. La qualité des ouvriers, techniciens et ingénieurs ukrainiens fait ainsi émerger de nouveaux acteurs efficaces, capables de relever ce challenge et qui deviennent des partenaires pour les entreprises occidentales dont le matériel se retrouve sur le théâtre ukrainien.
Parallèlement, se développent une multitude de startups, très proches des forces armées, qui proposent des technologies et des concepts d’emploi innovants, en particulier dans le domaine des drones. A nouveau, c’est la qualité et le nombre d’ingénieurs talentueux présents à la fois dans les forces armées et dans ces entreprises innovantes qui font la force de ce modèle et qui a permis de fournir en nombre et rapidement des drones d’observation et d’attaque aux soldats sur le front et qui fait aujourd’hui émerger de nouveaux produits, que ce soit dans le domaine du numérique ou des drones terrestres.
Ces mutations sont structurelles, et par ailleurs encouragées par l’Etat ukrainien : si la quasi-totalité du matériel était produit par des entreprises étatiques au début du conflit, cette part se réduit à 60% aujourd’hui et a vocation à réduire encore. Ainsi, la privatisation récente et la réforme de la gouvernance d’UkrOboronProm, s’inscrit dans cette logique : l’Ukraine veut se doter d’une BITD performante, efficace et résiliente, capable après le conflit de se tourner vers l’export et de produire, à terme, du matériel au standards OTAN.
Particularités d’un pays en guerre
La BITD ukrainienne est par ailleurs assujettie à des particularités liées au déroulement d’un conflit sur le territoire national et remettant en cause la souveraineté de la nation.
La première est le risque de frappe contre les installations industrielles. Les industries de défense ukrainiennes ont été particulièrement touchées par les frappes russes, à l’instar de l’usine Artem où étaient fabriqués les missiles Neptune, située au cœur de Kiev et ayant été victime à plusieurs reprises de bombardements. Cette menace a conduit les industriels ukrainiens à s’adapter en diluant leurs installations : multiplication du nombre de sites de productions de taille plus réduite, cachés dans les villes, utilisation du couvre-feu pour effectuer les transferts de matériels, etc. Cependant, les installations de productions énergétiques, ne pouvant bénéficier de cette dilution, continuent à subir les attaques russes, en particulier depuis le printemps 2024, posant le problème de l’accès à l’énergie pour la BITD ukrainienne dans les mois à venir.
La seconde particularité concerne les échelles de temps : une année est considérée comme du long terme ; le court terme, quelques semaines. Cet impératif d’urgence est lié aux manques en matériels et en munitions des forces armées ukrainiennes, mais aussi aux évolutions technologiques dans le conflit, où chaque protagoniste met au points de nouvelles techniques qui seront rapidement contrées ou adoptées par l’adversaire. L’adaptabilité technologique est ainsi un enjeu primordial pour les forces armées ukrainiennes, qui utilisent, comme on l’a vu, leur proximité avec les nouvelles startups de la « Defense Tech » pour essayer de prendre l’avantage.
Enfin, l’industrie ukrainienne est confrontée à la limitation des ressources. Cela concerne d’abord les ressources financières : l’effort de guerre ne permet pas de faire réellement de nouveaux investissements dans l’outil de production et donc de le moderniser ou de l’adapter. C’est une des raisons expliquant l’absence de production de munition de calibre OTAN en Ukraine aujourd’hui. Cela concerne aussi les ressources humaines : si le niveau de formation technique de la population est excellent, la démographie du pays, qui a perdu presque 20 millions d’habitants depuis la fin de l’URSS et qui est confronté à un enjeu primordial de mobilisation, est aujourd’hui un handicap.
Fractionnement et centralisation
Cependant, ces particularités peuvent être surmontées, notamment via une planification et une politique centralisé de gestion de la BITD, comme peuvent le faire les pays occidentaux depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi la Russie aujourd’hui : sélection d’un petit nombre de modèles à produire en insistant sur les coûts unitaires pour faire de la masse, répartition de la production sur de multiples acteurs, organismes étatiques forts permettant d’identifier les besoins des forces et de mener une politique d’acquisition pragmatique et efficace, …
Malheureusement, le complexe militaro-industriel ukrainien reste fondamentalement fractionné, un mélange d’ « esprit cosaque » et de libéralisme décomplexé règne en maître, l’action de l’Etat reste peu efficace, aussi par manque de moyen, et est souvent vue comme contre-productive. Il est aujourd’hui difficile de comprendre comment la BITD ukrainienne va arriver à s’adapter à un conflit long et couteux, si elle arrive à le faire.
Etre en capacité de faire cette transition est l’enjeu même de l’ « économie de guerre » en France et nous nous devons donc de bien comprendre quels sont les obstacles auxquels nous aurons à faire face. La situation en Ukraine nous en donne aujourd’hui un aperçu.
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