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Carte du Global Peace Index 2023, les pays les plus pacifiques sont en vert de plus en plus sombre, les plus violents en rouge de plus en plus fort. Classement établi par l’Institute for Economics & Peace (www.visionofhumanity.org)
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08 juin 2024

LES AUTRES CRISES MILITAIRES…

La guerre en Ukraine a dominé l’actualité de ces deux dernières années. Pourtant, elle ne représente qu’une facette d’un environnement international très dégradé, porteur de nombreuses autres crises potentielles ou avérées, avec la double incertitude de leurs protagonistes et de leur forme et la seule quasi-certitude que plusieurs d’entre elles se concrétiseront plus tôt qu’envisagé. C’est la fameuse accélération de l’histoire. 


Quelques considérations

Comprendre ce qui se joue ou se jouera dans le domaine des relations internationales et de la compétition de puissance est évidemment un point de départ essentiel dans la préparation d’une LPM. 

La Loi de Programmation Militaire votée en 2023 s’appuie sur une proposition d’analyse décrite dans la première partie de la Revue Nationale Stratégique de 2022, qui a servi de fil conducteur. Que dit elle ? Qu’est ce qui a changé ?

Le retour de la compétition de puissance et le fait nucléaire

Elle nous décrit un monde ou la compétition stratégique revient en force. Par stratégique, j’entends ce qui nous ramène aux propos de Beauffre : « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits ». Ce qui se joue aujourd’hui est la question de la puissance politique assise sur une capacité à imposer sa volonté, celle de la grammaire du rapport de force redevenue incontournable pour préserver des intérêts. Et cela peut se voir à grande échelle (l’obsession américaine de la Chine et de l’invasion de Taiwan) mais aussi à des échelles plus régionales, le plus souvent en bénéficiant du parapluie d’un allié plus gros (l’Iran avec la Chine et la Russie, la Corée du Nord avec la Chine…). 

En cela, c’est à la fin d’une époque que nous assistons, celle des 30 ans qui ont suivi la chute du mur de Berlin, 30 ans qui ont obscurci notre perception, tournée vers les opérations extérieures, vers la lutte contre le terrorisme et n’ont pas permis de mesurer le retour de visions hégémoniques ou de la volonté d’autocrates d’entrer dans l’histoire. Fin d’une époque qui voit le délitement de nombreux traités (TFCE, Start, FNI) ou organisation (ONU) qui constitue une épreuve majeure pour les défenseurs d’un ordre international fondé sur la règle de droit.

Les formes classiques résistent

Pour autant, les éléments traditionnels de l’univers stratégique et militaire qui nous entouraient n’ont pas baissé d’intensité ou pas encore concrétisé leur potentiel disruptif : le terrorisme reste la grande menace pour le continent africain ou une part importante du moyen orient ; les organisations criminelles mexicaines ou sud-américaines seront bientôt en capacité de construire des « narco-états » et maitrisent la grammaire des menaces « hybrides » et commencent à peser sur leurs états d’origine, voire certains européens ; les conséquences de la transformation de nos lignes d’énergie, en créant de nouvelles dépendances (notamment aux matériaux rares) font apparaitre de nouvelles zones d’instabilité et enfin personne ne mesure pleinement les conséquences du réchauffement climatiques sur les déstabilisations régionales (accès aux ressources, compétition hydrique, migrations, accaparation des terres…).

Mais en deux ans, que de changements ! Mais aussi que d’interrogations ! Le moindre diner entre amis permet de mesurer la profondeur de la perplexité des uns et des autres, la complexité de lecture. Et l’accélération de ces derniers mois, de ces dernières semaines (l’article est écrit juste après les premiers envois de missiles iraniens sur Israël) montre surtout à quel point l’ordre international se délite à une vitesse que nul ne pouvait anticiper. Essayons d’en tirer deux ou trois enseignements.

Le premier d’entre eux est évidemment celui d’une accélération de la dégradation du contexte global mais aussi de l’accélération du retour de guerres de haute intensité qu’on pouvait penser révolues ou dans des formes jusqu’içi improbables : au-delà de la guerre en Ukraine, la guerre de Gaza, l’agression d’Israël par l’Iran, les menaces Houthies, le conflit au Soudan montrent tous des formes de guerre symétriques. Sans oublier d’autres zones ou des tensions locales ou régionales, symétriques ou asymétriques pourraient dégénérer : Congo, Sahel, Asie du Sud-Est, frontière entre Inde et Chine, entre Pakistan et Iran pour ne citer que les plus prégnantes. Loin de la lutte contre le terrorisme qui a, d’une manière ou d’une autre, été la matrice de notre perception du monde récente.

Le second enseignement est peut-être celui de la disparition de la notion de géopolitique, dans le sens à la fois de la lecture des relations internationales sous l’angle de la géographie et celui de la politique. La politique internationale change : les alliances ont changé, changent et deviennent à géométrie variable. Un pays, aujourd’hui n’est plus « aligné » ou « non aligné », il fait son marché. Nos alliés, nos partenaires, sont entrés dans des logiques de transactions.

La géographie n’est plus linéaire et s’efface au profit de milieux nouveaux, des logiques de flux ou des champs jusque-là exempt de cette compétition de puissance. Conjugués à une désinhibition de certains acteurs, capables de recourir au déni plausible, les actions hybrides dans ces interstices sont devenues la norme des premières étapes de la confrontation. Ainsi des champs numériques où le cyber se caractérise par sa permanence, de l’information où le développement d’actions de manipulation démontre tous les jours que notre perception de la situation stratégique peut être affectée. Ainsi enfin de l’espace, que de nombreux experts considèrent comme un prochain domaine de confrontation.

Enfin, nous voyons le retour du fait nucléaire sur le devant de la scène. Ce retour de 30 ans en arrière n’est pas tant la conséquence des rodomontades russes, dont la grammaire dissuasive est maitrisée, que celui de l’affaiblissement progressif de la norme de non-prolifération instaurée par le traité éponyme, transgressé au début du siècle par la Corée du Nord qui en fait un instrument de perturbation mondiale disproportionné dans les mains d’un régime hors de raison et surtout par l’Iran qui, s’il n’a pas officiellement ou officieusement franchi le seuil, commence déjà à en projeter l’ombre sur ses actions et cela aura un effet sur les équilibres régionaux. 

Les Houthis disposent de missiles balistiques

Enfin notre supériorité technologique n’est plus une garantie absolue de supériorité militaire et l’accélération technologique (ou plutôt la dissémination technologique) perçue dans le monde civil existe dans l’environnement de défense. Les Houthis nous en offrent une illustration quotidienne.

Il ne faudrait pas tirer de ces quelques mots une conclusion trop hâtive (« le pire est devant nous ») mais la lucidité nous impose beaucoup d’humilité : la France et ses armées seront demain confrontées ou parties prenantes de nouveaux conflits dont la forme, l’intensité et les dynamiques nous surprendrons forcément. Penser que cela n’a pas d’impact sur la vie d’un ingénieur de l’armement serait une erreur funeste ! Cela nous oblige au contraire à mieux penser le rôle et la place stratégique des programmes que la DGA conduit ! Beau challenge.

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Bertrand Le Meur
Bertrand Le Meur, IGA, X85, Bertrand est Directeur de la stratégie de défense, la prospective et la contre prolifération à la Direction générale des relations internationales et la stratégique (DGRIS).
 

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