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Les deux types de masques désormais présents dans chaque bagage
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14 juin 2024

PERDANT À TOUS LES COUPS ?
LES DIFFICULTÉS D’UNE POLITIQUE SANITAIRE ASSURANTIELLE

Pour disposer des contre-mesures nécessaires en cas de crise sanitaire, il faut un effort dans la durée. Si l’on investit beaucoup dans des stocks de produits périssables et qu’il ne se passe rien, on est coupable de gaspillage. Mais si une crise massive survient, les capacités seront forcément insuffisantes, et le procès en impréparation inévitable. C’est donc sur une ligne de crête qu’il faut cheminer en intégrant les contraintes techniques, industrielles et bien évidemment budgétaires. L’exemple des masques sanitaires et des vaccins ainsi que le retex global de la crise Covid sont à cet égard instructifs.


Le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P), un exemple de contrainte externe inattendue.

Il pose comme principe qu’une entité publique détentrice de biens meubles ne peut les céder gratuitement même à une autre entité publique (réglementation générale sur la libre concurrence). Il existe quelques exceptions pour le matériel informatique, les dons humanitaires ou encore l’armement (avec un plafond) et... le vol à voile. Mais les contre-mesures médicales n’en font pas partie. Ainsi les objets du stock sanitaire d’État ne peuvent actuellement pas être cédés en routine (hors crise) aux hôpitaux publics avant leur péremption et sont donc détruits. Les tentatives effectuées depuis 2021 pour amender le CG3P n’ont pas encore abouti.

Les masques sanitaires : une saga sinusoïdale

Les stocks de masques sanitaires pour faire face à une épidémie transmissible par voie aérienne illustrent la difficulté à conduire une politique assurantielle sur le long terme. Le sujet reste médiatiquement et même juridiquement sensible. En 2009, la réémergence possible d’une souche grippale H1N1, de type « grippe espagnole », avait conduit l’État à constituer un stock préventif de 1,7 milliard de masques. La pandémie redoutée n’ayant finalement pas eu lieu,

des critiques de gabegie financière sont apparues, d’autant plus qu’un volume important de vaccins avait été commandé et seulement partiellement utilisé. Graduellement, les stocks de masques n’ont ensuite plus été entretenus car la même enveloppe budgétaire servait pour d’autres risques sanitaires, notamment NRBC. Le SGDSN avait aussi édité en 2013 une doctrine incitant les employeurs à se doter d’un stock de masques pour protéger leurs employés en cas d’épidémie, en pratique très peu suivie.

Ainsi, au début de la pandémie Covid-19, les stocks sanitaires de masques de l’État étaient au plus bas. Les quatre producteurs français n’étaient pas du tout capables de répondre à la demande. Une pénurie initiale sévère est apparue avec des critiques médiatiques tout aussi sévères pour « impréparation ». Le recours aux importations s’est heurté à une concurrence internationale effrénée avec des prix multipliés par plus de 10 et la pullulation d’intermédiaires opportunistes. Pour préserver l’activité du secteur hospitalier, une réquisition a été décidée. Le développement des masques en tissu pour le grand public a aussi été une réponse pragmatique. La DGA y a d’ailleurs participé de façon déterminante. L’État a réagi « quoi qu’il en coûte » par l’achat et la distribution de plusieurs milliards de masques sanitaires, dont un tiers auprès des producteurs français, et par un soutien aux entreprises souhaitant lancer une activité de production. À la fin de la crise, le stock de l’État était bien garni et les hôpitaux, bénéficiaires des transferts, n’avaient plus de besoin d’achat.

Travée de stockage de masques

Le tissu industriel français, hypertrophié avec plus de trente acteurs, était en surcapacité. Plusieurs défaillances ont suivi, faute de commandes. 

Les vaccins, l’autre sujet de polémique 

Par rapport aux masques qui sont une contremesure généraliste, un vaccin est spécifique d’un agent pathogène. On ne peut donc pas faire de stock préventif face à un nouveau virus. Les deux enjeux techniques critiques sont la rapidité de mise au point, puis la production de masse. La planification des volumes d’achat est complexe car les modélisations de dynamique épidémique à moyen terme (plus de 6 mois) sont très difficiles. Qui aurait pu prédire au début du Covid le nombre de vagues successives et de « variants » échappant aux premières générations de vaccins ? Pour assurer plusieurs doses à toute la population, des volumes fermes très élevés ont dû être commandés très tôt aux conditions des fournisseurs (grandes multinationales). Une fois le besoin rabaissé à partir de 2022, la France a négocié un étalement des livraisons sur plusieurs années avec des vaccins adaptés aux souches circulantes. Il subsiste en effet un besoin de vacciner les populations à risque. Quelques rares pays ont voulu annuler leurs commandes et sont en contentieux avec les multinationales. L’issue ne semble pas favorable. 

Montée en puissance de l’axe européen 

La Commission européenne a réagi avec vigueur à la crise Covid. L’achat collectif de vaccins par les 27 a été objectivement un grand succès : on estime à un million les vies épargnées en Europe grâce à la vaccination. La Commission a créé fin 2021 une nouvelle entité (DG HERA) qui a mis en place un mécanisme de réservation de capacité de production de vaccins pour plus de 300 millions de doses, activable en cas de nouvelle épidémie sévère. En parallèle, la Commission a investi en 2022 et 2023 près de 1,2 Md€ pour constituer des stocks de contre-mesures, pour faire face à des risques pandémiques et NRBC. Ces stocks sont gérés par quelques États membres, au premier rang desquels la France. 

Quelle stratégie désormais ? 

La préparation est une activité régalienne dont le coût assurantiel doit être assumé. Une difficulté est la quantification des « gains » qui ne se matérialisent qu’en cas de crise. Les calculs sont difficiles tant les facteurs sont incertains : gravité et durée de la crise sanitaire, coût des soins, coût de l’impact socio-économique. Ils ne sont pas à ce jour disponibles pour la crise Covid, mais justifieraient certainement le coût de l’assurance sanitaire : la Cour des comptes a évalué en 2019 le coût annuel de la grippe saisonnière à 1 Md€ pour les seuls fonctionnaires. 

La stratégie pour le stock d’État de masques est actuellement en cours d’arbitrage politique au plus haut niveau. La DGS a produit un argumentaire pour justifier les chiffrages. Une stratégie d’entretien régulier du stock (renouvellement annuel par cinquième, la durée de vie d’un masque étant de 5 ans) est mise en place pour effectuer un lissage budgétaire et logistique. En l’absence de crise, il reste à optimiser les flux sortants pour éviter leur destruction. Cela nécessite une modification législative. 

Un stock physique pérenne est nécessaire pour permettre une réponse rapide à coup sûr. Mais il ne saurait suffire face à une pandémie longue. Il faut disposer d’une base industrielle souveraine, capable d’augmenter fortement sa production en cas de besoin. L’écoulement du stock d’État laisse théoriquement le temps de la montée en puissance. Son renouvellement de routine permet de maintenir en partie la base industrielle. Pour les produits de niche sans usage courant (antidotes NRBC par exemple), il n’y a d’ailleurs pas d’alternative, situation proche de celle de l’armement. Pour les masques, la résilience nationale et la pérennité d’une base industrielle suffisante passeront aussi par l’implication et la responsabilité d’autres acteurs : employeurs et citoyens peuvent faire des stocks à leur mesure et les utiliser lors des épidémies saisonnières pour les faire tourner. Une directive ministérielle incite les hôpitaux publics à « acheter français » avec un mécanisme de compensation des surcoûts qui se met en place. 

 

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Yannick Morel, IGA, Directeur de projets à la DGS

Yannick a suivi une formation académique en biologie avant d’effectuer un parcours à la Direction technique de la DGA dans le domaine défense NRBC, facteurs humains et santé. Il est depuis mi-2021 en détachement à la Direction générale de la santé (DGS) comme directeur de projet chargé de la doctrine des stocks sanitaires de l’État et de la mise en place de stocks européens.

 

Auteur

A la sortie de l’X Yannick Morel effectue une thèse en toxicologie puis passe l’habilitation à diriger des recherches en sciences de la vie. Il passe 12 ans au CEB (devenu DGA Maîtrise NRBC) essentiellement dans le domaine de la biologie. Après avoir été responsable métier NRBC, il est depuis 2013 Res- ponsable du Pôle SHP Voir l’autre publication de l’auteur(trice)

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