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05 juin 2024

PENSER AU FUTUR, AGIR AU PRÉSENT
PROSPECTIVE ET ANTICIPATION

L’anticipation est une démarche qui consiste à jeter un œil critique sur nos choix passés et nos actions au long cours pour les confronter à une analyse opportuniste du futur. Elle nous concerne tous. Savoir valoriser dans le présent les enjeux futurs est une démarche d’investisseur, pleinement dans les capacités et les missions de la DGA. Cette valorisation doit nous convaincre d’investir dans des actions dont les bénéfices probables n’émergeront que plus tard. 


En 2022, l’Inspection Générale des Armées rappelait l’importance de la démarche prospective pour prévenir les surprises stratégiques et de la nécessité de redynamiser les travaux face à la tyrannie du court terme. En 2023, la vision stratégique du Délégué place l’anticipation stratégique comme l’une des 5 missions de la DGA. Le Délégué a nommé un adjoint porteur de cette mission, puis une cellule d’anticipation stratégique pour animer, redynamiser et coordonner les travaux.

De quoi parle-t-on ? Les définitions varient. Retenons ici que la prospective consiste à imaginer les futurs. C’est une composante de l’anticipation stratégique (AS). L’AS ne prédit pas l’avenir mais est une démarche d’analyse et d’évaluation des risques/opportunités dans un futur plus ou moins proche pour en décliner, après analyse des impacts, des actions stratégiques d’anticipation. Pour les gérer/saisir, il faut imaginer et innover avec comme ultime acte d’AS d’alimenter une stratégie avec des objectifs clairs et des actions pour sa mise en œuvre.

"L'anticipation est la mère de toutes les stratégies" Sun Tzu

Un travail sur le temps long. Anticiper est un très bon investissement 

Identifiés comme plausibles, les impacts de ces risques et opportunités sont analysés pour en dégager les enjeux. Puis ils sont valorisés. C’est cette valorisation qui doit être remise en perspective dans une démarche d’investisseur : justifier un effort maintenant à fort retour sur investissement demain.

La valeur sur laquelle cette démarche d’investisseur s’applique peut être de différente nature. Toutes les entités et les métiers de la DGA sont potentiellement concernés et ils le savent. Il faut juste l’évaluer, au bon niveau, parmi les prérogatives du quotidien : sur le plan technologique en veillant la recherche et en faisant murir des technologies de rupture y compris issues du civil, sur le plan industriel en anticipant les mutations industrielles et les changements de modèle, les fragilités d’approvisionnement ou de souveraineté de la BITD, sur le plan international en sachant que de nouveaux partenaires stratégiques de la France émergent au Moyen-Orient et en Asie, et enfin dans le capacitaire, domaine à plus fort potentiel mais plus complexe car ramenant à la notion d’architecture de système de défense. Il s’agit dans ce dernier cas de décloisonner les programmes et les plateformes existantes, imaginer de nouvelles architectures combinant des sous-systèmes pour maximiser les capacités des Forces. Il faut alors prouver que refondre l’architecture apporte des gains opérationnels.

Et puis il y a les sujets multisectoriels, les ruptures qui touchent des domaines externes mais à fort impact: par exemple l’énergie, les finances, la géopolitique, le lawfare, l’open hardware ou le spatial.

Que met-on en place ? 

Une culture, une prise de recul qui pousse tous les acteurs concernés à accorder à chacun un espace de liberté à la hauteur des enjeux pour penser le futur. En puisant sur cette base de réflexions individuelles, une approche coordonnée est menée pour faire remonter les signaux faibles et se saisir à bon niveau des sujets majeurs. Cette réflexion de long terme est une matière première de grande valeur qu’on ne doit pas laisser aux asiatiques ou aux anglo-saxons. Par exemple, ces derniers ont su, par un amour inconditionnel pour la donnée et les réseaux, investir à fonds perdus dans l’internet, les centres de données, les moteurs de recherche et autres GitHub. 20 ans après, ce pari paie avec par exemple l’intelligence artificielle pour extraire enfin toute sa valeur à la donnée collectée. L’économie dérivée est fleurissante et les ponts avec la Défense sont sans limites.

Nous développons une analyse de la valeur au regard d’événements futurs plausibles et à fort enjeux. Il faut rechercher le fort retour sur investissement de l’AS avec un effet d’éviction minimal sur l’exécution des investissements en cours dont la pertinence opérationnelle, parfois basée sur des hypothèses anciennes, se fragilise.

Comment faire ? Quel temps y consacrer ? Comment garder les pieds sur terre ?

Alerter, faire entendre des problématiques, s’ancrer dans l’expertise sans tomber dans l’incantatoire c’est-à-dire en imaginant des actions pour y répondre, ne serait-ce que par de la veille et de l’analyse sur table. Avoir l’humilité de savoir que toute problématique n’a pas de solution dans le présent, que tout ne peut pas être traité, et savoir garder la persévérance de la conviction sans y mettre trop d’émotion et d’attachement.

La richesse de l’imagination créera aussi de nombreux sujets orphelins qui resteront sans suite dans les archives. C’est un prix mais aussi une satisfaction que chacun doit connaître. Satisfaction de s’être penché sur une question et de l’avoir traitée sans a priori. La démarche d’AS ne démérite pas si une réelle opportunité reste volontairement dormante en attendant la réalisation d’éventuelles conditions favorables.

Exemple de rupture 

Une entreprise privée déploie une constellation de satellites multi-missions au rythme d’un lancement de type Ariane 6 tous les trois jours, elle commercialise un service ISP avec 3 millions de clients en 18 mois et commence à s’affranchir des subventions étatiques. En Ukraine, le service s’avère opérationnel sur le terrain malgré une guerre électronique sévère. D’autres entreprises leaders de la donnée pointent le bout de leur nez en 2024 avec encore plus de promesses. Avec des coûts de lancement divisés par cent, les satellites produits par milliers dépasseront deux tonnes. En outre, ces opérateurs préparent avec les fabricants de smartphones un service global de 5G direct-to-cell depuis l’espace qui s’annonce révolutionnaire et challengera les régulateurs et industriels européens. 

Nous avons manifestement sous nos yeux une rupture pour laquelle il faut imaginer les usages pour la Défense. Etudier la question vaut le coût, si nous parvenons à saisir l’opportunité pour nos Forces, pour notre BITD. Les détracteurs disent qu’un « orage solaire » aura raison des milliers de satellites. Les promoteurs diront que 12 mois après l’orage, alors que les infras au sol seront grillées, le service spatial sera pleinement rétabli à l’échelle mondiale alors que les câbles sous-marins resteront vulnérables …  

Cet exemple illustre qu’il est parfois urgent d’investir sur l’anticipation!

 

 

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Geoffroy Lenglin, ICA, Chef de la cellule anticipation stratégique de la DGA
X-SUPAERO, MIT. Après une thèse en propulsion, il rejoint les programmes Rafale et M2000. En 2009, il rejoint le cabinet du Délégué. Il pratique l’international comme attaché de défense adjoint à Washington puis adjoint de la zone Asie-Pacifique à la DI. Sous-directeur à DGA EP puis en charge de l’aéronautique lors de la LPM, l’aéronautique marque son parcours.
 

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