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Nature des capacités de production principalement adressé par ASAP : obus de 155mm, poudre propulsive, explosif (crédits KNDS, Eurenco)
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10 juin 2024

LA COOPÉRATION EUROPÉENNE COMME LEVIER D’ACCÉLÉRATION DE LA PRODUCTION
L'UNION (EUROPÉENNE) FAIT LA FORCE

Tirant partie de son expérience durant la crise Covid-19, la Commission a proposé et mis en œuvre un soutien direct à l’industrie munitionnaire pour l’augmentation de ses cadences. Son succès a débouché sur une proposition de pérennisation, dans le cadre d’une stratégie industrielle de défense axée sur le basculement d’un mode « urgence » à un mode « préparation ».


1 million de munitions d’artillerie pour l’Ukraine

Mars 2023 : s’inspirant d’une proposition de la première ministre estonienne K. Kallas, les ministres de la défense et des affaires étrangères des États-membres décident de fournir 1 million de munitions d’artillerie à l’Ukraine sous 12 mois, voire des missiles, en provenance de leurs stocks ou via des acquisition conjointes pour des obus de 155mm. Ils n’impliquent pas la Commission dans les contrats d’acquisition, mais la chargent de soutenir l’industrie. Celle-ci s’appuie sur son expérience des vaccins Covid-19 (passation dans l’urgence de contrats-cadres et soutien industriel) pour préparer le règlement (acte législatif) nécessaire à son intervention ; initialement nommé ASAP (« Act in support of Ammunition Production », clin d’œil à « As Soon As Possible »), il est proposé par la Commission le 3 mai et voté par le Parlement  européen le 23 juillet à une très large majorité (530 pour, 66 contre, 32 abstentions) puis par le Conseil (États-membres) le 20 juillet (unanimité moins une abstention). 500 millions d’euros de budget européen sont ainsi mobilisés pour un soutien direct à la montée en cadence de production et au raccourcissement des délais, une première européenne, en cofinançant des projets industriels jusqu’à 35 % pour des capacités de production de produits, voire 40 % dans la chaîne d’approvisionnement. Seules les entités établies au sein de l’Union européenne, ainsi que la Norvège associée à ASAP via un apport de 14 millions d’euros, et qui y ont leurs structures exécutives de gestion, sont éligibles à ces co-financements. Par ailleurs elles ne doivent pas être soumises au contrôle d’un pays tiers, à moins d’avoir fait l’objet d’un contrôle d’investissement étranger ou d'être en mesure d’apporter des garanties, approuvées par leur État-membre d’accueil. Bien évidemment, les infrastructures co-financées doivent aussi être situées sur le territoire d’un État membre ou de la Norvège. Par ailleurs le règlement incorpore des dérogations temporaires et ciblées aux législations sur les marchés publics de défense et sécurité.

Une analyse unique des forces et faiblesses de l’industrie munitionnaire européenne

En parallèle, le Commissaire Breton entreprend une tournée des sites industriels en lien avec les ministères de la défense concernés (et souvent les ministres eux-mêmes), suivie d’une quarantaine de réunion bilatérales entre la DG DEFIS (direction générale « industrie de défense et espace » de la Commission européenne) et les acteurs de la chaîne d’approvisionnement identifiés. Leurs capacités de production, leur aptitude à les augmenter, leurs goulots d’étranglement (qu’il s’agisse de leur outil industriel, de leurs capacités de stockage, de questions de ressources humaines, de leurs sous-traitants, de réglementation du travail ou environnementale, etc.) sont recueillis sur une base volontaire, dans un cadre sécurisé ; leur agrégation permet d’obtenir une vision consolidée de la complexité, des forces et faiblesses au niveau européen de cet écosystème et de cibler les points durs devant faire l’objet d’un soutien prioritaire. Le programme de travail demandé par le règlement est transmis aux États-membres au cours de l’été. Après 5 réunions d’explication-négociation, il est adopté par consensus (quand bien même seule la « majorité qualifiée » est nécessaire) le 18 octobre. Les appels à projets industriels sont publiés le jour-même.

En effet le budget a vocation à être attribué sur une base compétitive au sein de 5 catégories : explosifs, poudre, obus, missiles et certification des essais et du reconditionnement. Chaque catégorie se voit dotée d’un budget dédié adapté au niveau de soutien requis, devant permettre une cohérence d’ensemble dans l’augmentation des capacités soutenues.

Un soutien ciblé et concret à la chaîne d’approvisionnement

In fine, sur 82 propositions reçues, 31 sont sélectionnées après évaluation par la Commission et approuvées par les États-membres, là aussi par consensus le 13 mars 2024. 32 entités réparties dans 15 Etats se voient ainsi attribuer 124 millions d’euros pour les explosifs, 248 millions pour la poudre, 90 millions pour les obus de 155mm, 50 millions pour les missiles et 2 millions pour la certification des essais et du reconditionnement des obus d’artillerie. Ainsi, ASAP se concentre sur les poudres et les explosifs, qui constituent des goulots d’étranglement pour la production d’obus « coup complet », et leur consacre environ les trois quarts de son budget. 4 entreprises françaises (Nexter munitions, Eurenco France, Roxel France et NobelSport) ont été retenues au sein de 5 projets qui seront co-financés à hauteur de 127 millions d’euros. 

« ASAP se concentre sur les poudres et les explosifs, qui constituent des goulots d’étranglement pour la production d’obus, et leur consacre environ les trois quarts de son budget »

L’expérience est une réussite : avec 2 mois d’avance sur l’objectif politique, la capacité de production européenne, portée par la demande prévisionnelle, le focus politique et la rétro-activité d’ASAP, a atteint 1 million d’obus de gros calibre par an en janvier 2024 et devrait dépasser 1,4 million/an fin 2024. Avec le soutien apporté par ASAP, il est envisageable d’atteindre 1,7 million/an d’obus fin 2024 et 2 millions/an en 2025. Ce qui représente à dates comparables le double de la capacité de production des USA, et contribue à la prise de conscience politique de l’existence d’une base industrielle compétitive qui couvre tout le territoire européen.

Basculer d’un mode « urgence » à un mode « préparation »

La stratégie européenne de défense européenne adoptée le 5 mars 2024 par la Commission propose de pérenniser ce mécanisme, de manière à anticiper les crises et à soutenir certains secteurs sur décision des États-membres. C’est à court-terme un des objectifs du programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP) qu’elle a proposé le même jour et qui a été favorablement accueilli par les chefs d’Etats et de gouvernements. Doté à ce stade de 1,5 milliards d’euros jusqu’à 2027, il pourrait préfigurer un instrument plus ambitieux dans le prochain cadre financier pluriannuel (2028-2034), tout comme les 500 millions du programme européen de développement de l’industrie de défense (PEDID, 2019-2020) avaient préfiguré les 8 milliards du Fonds européen de défense (FeDef, 2021-2027), Thierry Breton ayant par ailleurs évoqué un fonds à 100 milliards…

 

 

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Emmanuel GERMOND, ICA Expert national détaché auprès de la Commission européenne (DG DEFIS) depuis 2021.

Emmanuel Germond a effectué une première partie de carrière technique dans le C4ISR jusqu’en 2009, date à partir de laquelle il a occupé des fonctions plus transverses, souvent avec un lien stratégique ou politique. Il conseille aujourd’hui la Commission européenne sur l’industrie de défense.
 

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