Retour au numéro
Exemple emblématique d’une réquisition à grande échelle : les taxis de la Marne
Vue 23 fois
15 juin 2024

LOGISTIQUE ET HAUTE INTENSITÉ́ : LES CIVILS À LA RESCOUSSE ?
... OU COMMENT COMPENSER LA FAIBLESSE DES MOYENS MILITAIRES DE TRANSPORT.

Publié par Philippe Gueguen, Général de division | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

Le retour de la guerre de haute intensité suscite de très nombreux commentaires et travaux, et donne à certains l’occasion de redécouvrir l’importance du fait logistique et de stocks robustes, particulièrement pour les munitions. Il est en revanche peu fait mention de l’importance de pouvoir acheminer ces stocks vers les « consommateurs » alors même que les flottes militaires de transport n’ont jamais été aussi réduites. Lorsque ce dernier sujet est évoqué avec les états-majors, deux mots claquent immédiatement : externalisation et réquisition. À juste titre, car malgré une LPM généreuse, il n’est pas prévu d’augmenter les capacités de transport militaire. Est-ce pour autant si simple ?


La compatibilité des moyens humains et matériels en question. 

Du fait de son apparente dualité, la logistique militaire a fait l’objet d’une externalisation poussée depuis déjà de nombreuses années, avec une nette accentuation à la suite de la révision générale des politiques publiques de 2010. Même s’il a prouvé son efficacité pour soutenir des opérations extérieures lointaines et peu consommatrices, le recours aux moyens civils est-il pour autant en mesure de contribuer à l’approvisionnement massif de forces engagées en haute intensité en Europe ?

En volume et en tonnage, ce sont les munitions de l’artillerie et du génie qui généreront le plus de besoins de transport. Leur acheminement est soumis à de nombreuses contraintes qui imposent une adaptation capacitaire, normative et opérationnelle.

Un convoi exceptionnel « stratégique »

À titre d’exemple, la réglementation internationale sur le transport de matières dangereuses par voie routière impose des équipages doubles formés et habilités ainsi que des véhicules spécifiques. La plupart des moyens commerciaux actuels ne répond pas à ces critères restrictifs. Sauf à déroger à la réglementation ou à exclure la voie routière, il est impératif de prévoir des contrats d’externalisation suffisamment attractifs pour encourager les entreprises de transport à faire un effort sur ce segment coûteux, alors même qu’elles ont à faire face à des investissements lourds pour améliorer leur bilan carbone.

Par ailleurs, le recours généralisé à la main d’œuvre et à la sous-traitance étrangères pour compenser la pénurie de conducteurs nationaux pose une difficulté majeure pour satisfaire aux impératifs de sécurité requis par les marchés de défense et de sécurité.

Enfin, l’adéquation opérationnelle et technique entre des flottes civiles, qui transportent habituellement des palettes, et les besoins militaires orientés vers l’utilisation de conteneurs 20 pieds, n’est pas garantie d’emblée, sauf pour le ferroviaire. Les transferts entre flux stratégiques et flux tactiques auront alors à subir de lourdes ruptures de charge qu’il sera nécessaire d’organiser et de contractualiser.

Avoir l’assurance de disposer de moyens civils en quantité, en qualité et au moment souhaité suppose donc d’avoir suffisamment anticipé le besoin et les contraintes pour choisir les solutions modales les plus adaptées : il s’agit donc de préparer des marchés réactifs et attractifs garantissant une dualité réelle entre les capacités civiles et les besoins militaires. Tout ceci aura un coût non négligeable qui doit être estimé, assumé et accepté.

En 1984, face au Pacte de Varsovie, en plus de la voie ferrée, la chaîne logistique des forces terrestres françaises alignait en moyenne 9 camions pour assurer le ravitaillement de chaque pièce d’artillerie. En 2024, ce ratio est tombé à 3,5 pour un taux de consommation d’obus identique. Comment combler l’écart ?

Un inventaire à mettre jour

Face à l’urgence, la réquisition a maintes fois montré son efficacité ; il est donc naturel et séduisant de vouloir y recourir. Malgré tout, compte tenu des difficultés structurelles évoquées pour l’externalisation, encore faut-il avoir quelque chose à réquisitionner et savoir précisément sur quoi il sera possible de compter !

Le code de la défense prévoit depuis longtemps la nécessité d’un recensement des véhicules civils de transport et des engins de travaux de tous types. Ces dispositions anciennes se concrétisent depuis quelques années par le dispositif « PARADES » qui est géré par le ministère de la transition énergétique et de la cohésion des territoires avec l’appui des directions départementales des territoires.

LES TAXIS DE LA MARNE 

 

 

Premier exemple d’une réquisition à grande échelle, les 6 et 7 septembre 1914, alors que l’armée allemande a franchi la Marne, le général Gallieni, gouverneur de Paris, réquisitionne, faute de trains suffisants, 1 300 taxis parisiens afin d’envoyer rapidement des troupes de fantassins en renfort sur le front et ainsi stopper la percée ennemie ; c’est l’opération des « taxis de la Marne ». 5 000 fantassins avec leur paquetage sont conduits à Nanteuil-le-Haudoin dans l’Oise, et contribuent à arrêter la progression allemande. À noter que les taxis furent payés de leur course au tarif normal.

 

 

Joseph Gallieni (1849 - 1916), Gouverneur Militaire de Paris en 1914

Avec le temps et l’éloignement des menaces directes, ce dispositif a pâti de la baisse du niveau de notre vigilance collective. Il est ainsi peu connu des entreprises civiles et n’est qu’imparfaitement mis en œuvre par l’administration, ce qui permet de douter de l’actualité et de la précision des informations détenues. Une mobilisation de tous les acteurs s’impose pour relancer cet indispensable état des lieux.

Par ailleurs, la vie sociale et économique de notre pays s’est organisée pour tenir compte de l’éloignement relatif entre les sites de production et les centres de consommation. Même au ralenti, alors que nos forces seraient engagées en haute intensité en Europe, la vie quotidienne de la population nécessitera des flux logistiques opérés par des vecteurs civils qui ne pourront être réquisitionnés pour les transports militaires. La répartition des moyens entre ces différents flux vitaux doit être évaluée à l’avance.

De plus, la notion d’avant et d’arrière pouvant devenir toute relative face à un adversaire infiltré et disposant de drones armés, la protection des convois civils au profit des forces sera indispensable. Cette protection demandera d’importants moyens de sécurité qui, cette fois encore, doivent être évalués car ils feront défaut par ailleurs.

Enfin, l’esprit de défense des salariés devra être fortifié, car, dans l’absolu, le droit de retrait des salariés n’est pas supprimé par la réquisition.

La logistique de haute intensité fait appel à des moyens considérables pour assurer les flux de ravitaillement et d’évacuation. Les armées n’en disposent plus. Pour compenser ce manque et faire appel au secteur civil, il est urgent de fédérer les parties prenantes et d’anticiper l’organisation de notre résilience. Fort heureusement, des travaux sur ce thème vital sont actuellement menés par le SGDSN en liaison avec l’état-major des armées. Ils devront rapidement associer les acteurs privés.

 

 

    
Philippe Gueguen, Général de division, conseiller défense du groupe GEODIS
Après 40 années au service du mouvement, de la logistique opérationnelle et des acheminements stratégiques, Philippe GUEGUEN est actuellement directeur des marchés publics et conseiller défense du groupe GEODIS. 
Dans le cadre de la commission soutien et services du GICAT, il pilote un groupe de travail sur le thème « réactivité et augmentation des capacités logistiques », dont les conclusions seront proposées d’ici la fin de l’année 2024.
 

Auteur

Philippe Gueguen, Général de division

Articles liés par des tags

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.