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30 septembre 2020

AUSTRALIAN FUTURE SUBMARINE PROGRAM (AFSP): LE PROGRAMME HORS NORMES

Le programme dotant la Royal Australian Navy de douze sous-marins conventionnels à hautes performances constitue un inédit sur les plans stratégique, opérationnel, industriel et économique, tant dans l’espace que dans la durée. Il fait interagir de nombreux acteurs sous un faisceau de contraintes multiples.


Lorsque fut lancée la « campagne d’Australie » par Hervé Guillou en 2015, les équipes de Naval Group engagées ne se doutaient pas encore vraiment qu’elles changeraient progressivement d’univers quelques mois plus tard en conduisant le développement de l’Australian Future Submarine, qui devait devenir la classe « Attack ».

Une brève histoire du temps récent

En 2016, l’équipe de France industrielle et étatique, emmenée par Naval Group, remporte le « Competitive Evaluation Process » contre l’Allemagne et le Japon après une lutte acharnée. L’enjeu est en effet énorme : il s’agit tout à la fois de livrer à l’Australie douze sous-marins garantissant au Commonwealth of Australia la supériorité régionale sous la mer dans toute la zone Asie-Pacifique, de concevoir un chantier naval « 4.0 » à Adelaïde pour y effectuer la construction des sous-marins, de livrer des plateformes d’essais et surtout de proposer un transfert de technologie sans précédent - dans le domaine extrêmement sensible des sous-marins militaires - permettant à l’Australie de développer puis confirmer sa souveraineté dans le domaine autour des fameux « 3 U » : Upkeep (la maintenance), Update (la mise à jour des logiciels, la lutte contre l’obsolescence), Upgrade (la définition et l’implémentation de nouvelles capacités militaires).

Comme cela a été souligné à l’époque, il s’agit du contrat « du siècle », avec des montants à deux digits en milliards de dollars australiens.

Des chiffres vertigineux

Des chiffres vertigineux de toute façon caractérisent ce programme. Commençons par rappeler les 17 000 Km qui séparent Down Under du Nord Cotentin. Ils déclenchent de facto un décalage horaire de 7h30 à la belle saison (9h30 le reste du temps) entraînant des rythmes de travail pour le moins « engageants ». Voici pour la géographie, mais regardons maintenant l’histoire : un partenariat de plus de cinquante ans entre les Etats se profile, avec pour Naval Group un accord cadre structurant, le strategic partnering agreement (SPA) signée en février 2019 qui a pour objet de coiffer les différents contrats de programme successifs. Le premier sous-marin entrera en service vers 2033, le dernier vers 2054. Il serait alors retiré du service vers 2084. Pour le jeune Commander qui commandera la dernière patrouille de ce douzième Attack, on a déjà quelques nouvelles : son père vient de naître quelque part disons entre Perth et Sydney !

Tous ces bateaux, il faudra les étudier et les construire avec une équipe professionnelle de plus de 2 000 personnes dans la filiale Naval Group Australia, créée on purpose. Dans environ quatre ans, une partie de ces équipes seront déjà en train de produire au sein du futur chantier de sous-marin à Adelaïde, avec le lancement d’une section de coque de qualification. D’où un « ramp up » impressionnant nécessitant de déployer un programme de recrutement, de formation et d’intégration absolument exceptionnel. D’une certaine façon, et avec beaucoup de guillemets, l’effort engagé par l’Australie pour développer sa capacité sous-marine dans cette troisième décennie du XXIème siècle peut faire penser à l’effort fait par la France du Général de Gaulle pour lancer sa propre force de dissuasion. Vous avez dit « souveraineté » ?!

Pour terminer, un tout petit chiffre, mais qui en dit long : « moins de trois mois ». C’est la fréquence à laquelle les deux Ministres (Ministre australienne des industries d’Armement, Linda Reynolds, et Ministre française des Armées, Florence Parly) ont décidé de faire le point sur le programme AFSP - jusqu’au niveau de détail programmatique approprié - tant l’engagement réciproque attendu des deux nations est élevé.

Genèse et organisation

Revenons à la source du programme. La Royal Australian Navy exploite six sous-marins de la classe Collins, conçus par Kockums. Même si la mise au point de ces bateaux semble avoir été longue (le quotidien The Australian ne titrait-il pas récemment « after more than 20 years, Collins class finally comes of age »), cette marine, épaulée par le Capability Acquisition and Sustainement Group (CASG - la DGA australienne), représente pour Naval Group un partenaire opérationnel exceptionnel, formulant des exigences précises et extrêmement ambitieuses, enrichies par une solide expérience  « au combat » (le temps de paix existe-t-il jamais vraiment pour les sous-marins militaires ?), incluant des théâtres d’opération très variés : eaux très chaudes ou très froides, passages resserrés de l’arc indonésien, mers très formées du Pacifique sud, pays voisins très actifs dans la guerre sous-marine en général (la Chine ne commissionne-t-elle pas un sous-marin neuf quasiment tous les trois mois ?), voisinage possible avec la Septième Flotte …

Pour l’équipe France, si le client final est en effet de tout premier ordre, le contexte dans lequel le programme est né n’est pas moins stimulant : pour la première fois, un pays « five eyes » (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande) ouvre son marché des sous-marins à des industriels français… en les associant à un géant international du monde de la Défense et des systèmes de combat, Lockheed Martin Corporation, via sa filiale Lockheed Martin Australia (LMA). Car d’emblée on sait que le programme sera « tripartite ». Cette autre spécificité mérite qu’on s’y attarde : à la différence des contrats d’armement dans lesquels un gouvernement achète un ensemble d’équipements de défense soit à un groupe d’industriels éventuellement emmenés par un chef de file, soit à un autre gouvernement, le Commonwealth of Australia a décidé de faire cohabiter au sein du programme AFSP, et donc de la même plate-forme, deux industriels majeurs, Naval Group et LMA, chacun s’appuyant sur la supply chain de son domaine. Naval Group assure l’intégration physique de l’ensemble du sous-marin. L’intégration physique du système de combat en fait donc partie, mais pas son intégration fonctionnelle. Du coup, comment ça marche ? Le Commonwealth of Australia est en définitive son propre « prime » et des dispositifs tripartites ont été mis en place pour assurer une maîtrise d’œuvre d’ensemble.

Regionally Superior

Premium, les sous-marins de la classe « Attack » le seront grâce à des performances qui se doivent être au top des standards internationaux accessibles, qui plus est en se projetant  dans le contexte opérationnel des décennies suivantes. Ainsi, bien-sûr, les énormes dimensions du pays-continent imposent-elles logiquement des capacités de mobilité hors du commun pour un sous-marin conventionnel. Mais c’est dans le domaine des performances dites transverses, incluant notamment la furtivité et l’invulnérabilité, que les enjeux sont encore les plus forts, avec, très tôt dans le design, des impacts extrêmement sensibles pour l’architecture des systèmes, l’emménagement intérieur et les grands choix de technologie embarquée. Pour vaincre en 2040 et au-delà, pas de mystère, il faut mettre dès aujourd’hui très haut la barre, par exemple pour garantir l’avantage acoustique (entendre avant d’être entendu) et faire que les autres signatures (magnétique, électrique, optique…), que ce soit en plongée profonde ou au Schnorchel, permettent au Commandant à tout instant de conserver l’initiative opérationnelle. Pays-continent nous  avons dit, mais aussi pays « vert » dans ses préoccupations quant à l’avenir de la planète, et cela impacte le sous-marin : Naval Group, qui depuis plus de quinze ans développe le « passeport vert » de ses navires, a eu le plaisir de lire dans la spécification du client des exigences écologiques particulières liées…à la nécessaire préservation de la fameuse Grande barrière de corail !

Alors, comment fait-on rentrer tout cela dans un bateau de la taille des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) du programme français Barracuda ? Hors de question d’en débattre ici dans le détail ; tout au plus soulignera-t-on une nouvelle identité remarquable : lorsque les SNA français de type Rubis seront tous retirés du service actif, les Barracuda seront sans doute les SNA les plus compacts du camp occidental. Avec la même enveloppe extérieure, la classe Attack et ses 5 000 tonnes représentera également le plus gros sous-marin conventionnel de ce que l’on a pu nommer le « monde libre » ! Entre la classe Attack et le programme Barracuda, pourtant nés de concepts opérationnels et de programmes militaires bien différents, il y a donc bien certaines séquences d’ADN communes ; l’écosystème national du domaine naval de défense (Naval Group, Safran, Jeumont, Schneider Electric, la DGA,…), qui affute et met en œuvre ses savoir-faire pour adresser opportunément l’une et l’autre, peut en être légitimement très fier.

L’exécution du Programme AFS

Après une première phase d’analyse fonctionnelle ayant mis en évidence les possibles trade-off» opérationnels et techniques, la faisabilité du Future Submarine a été démontrée par une boucle de conception ayant abouti à valider la Concept Study Review fin 2018. Depuis, le programme est en phase de Définition, phase qui se concrétisera par la System Functional Review planifiée au tout début 2021.

Au-delà du design, l’avancement des études prend en compte de l’objectif global de Souveraineté : la pré-sélection d’équipements sollicite progressivement l’industrie australienne, pour le design ou la production, en direct, ou via les filiales d’industriels européens de la défense. Cette montée en compétence de la base industrielle de technologie et de défense australienne dans le domaine du sous-marin (dont un exemple est la qualification de l’acier de coque « made in Australia ») vaut également pour les équipements du chantier à créer, mais aussi pour la constitution des centres d’essais prévus dans le cadre du projet. Quant au transfert de technologie, il a déjà commencé physiquement avec l’accueil à Cherbourg et Nantes-Indret d’ingénieurs australiens, futurs représentants de la Design Authority for Sustainment, installés en France pour se former aux référentiels français, tout en embrayant directement sur des tâches de conception en vraie grandeur.

Les nombreux échanges de données techniques sensibles avec le client australien ne vont pas sans quelques contraintes de contrôle export (France, Etats-Unis,…) et de sécurité de défense. Tout le soutien du programme (réseaux informatiques dédiés et classifiés, maîtrise de la configuration des livrables, contrôle des ressources allouées aux workpackages, mesure de l’earn value, qualification démontrée des outils logiciels, etc) joue un rôle absolument clef dans la tenue des jalons et dans la satisfaction du client : un reporting programmatique et financier extrêmement détaillé est mis en place, ponctué par de régulières sessions d’audit et soutenu par un flux de courrier contractuel intensif.

Au-delà de la complexité programmatique évoquée, un des enjeux quotidiens pour les quelque 600 collaborateurs de Naval Group impliqués associés aux plus de 200 équipiers de Naval Group Australia, et aux équipes Client, est de faire une force de leurs différences culturelle respectives: des concepts abstraits d’un côté, des plans exécutables de l’autre ; l’implicite vs le concret-pratique (« high context versus low context »). La conception du système de défense australien fondé sur les sous-marins de la classe Attack s’inscrit intrinsèquement dans le temps long, mais une partie de ce temps se consacre naturellement à la reformulation et à la vérification que l’angle d’attaque des mille et une difficultés et décisions à prendre, normales sur un programme de cette ampleur, reste bien le même chez tous les partenaires. Cet enjeu, purement humain, est de loin le plus passionnant de tous.

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