CONSTRUIRE ET ORGANISER LA SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE
Dans un contexte où le numérique est vital et sensible, cet article amène des propositions permettant d’aiguiller une politique volontariste pour aboutir à la souveraineté numérique, au service du développement économique et social de notre pays.
Affirmer la souveraineté numérique française permet de conserver notre capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action.
Le numérique est un pan de la souveraineté économique et industrielle. Ce constat nous amène à nous questionner sur la politique à mettre en œuvre pour aboutir à la finalité recherchée : quels acteurs sont à préserver, à déployer, à développer ? Pour quelle durée l’État doit-il mettre en œuvre des mesures protectionnistes ? Quelle politique des brevets doit être dessinée pour garantir une protection des savoir-faire et des données, à des fins de production industrielle et d’exploitation commerciale ?
La réponse réside dans l’équilibre du choix politique entre indépendance et dépendance technologique. Ce juste degré d’interdépendance suppose d’avoir le choix entre différentes solutions technologiques viables au niveau national, puis européen le cas échéant. Afin d’arbitrer sur ses propres choix capacitaires, l’État doit être en mesure de s’approprier et pérenniser les compétences de savoir-faire sur l’ensemble du spectre numérique.
L’espace numérique peut être divisé macroscopiquement en trois domaines : les données qui sont le cœur de l’enjeu, les applications qui permettent leur traitement, et les réseaux qui transmettent les échanges au sein de l’espace numérique. Chaque domaine a ses propres enjeux de maîtrise. Pour les données, il faut en contrôler la quantité, la qualité, la propriété. Les applications nécessitent l’acquisition de calculateurs et logiciels de nouvelle génération ayant en particulier des capacités d’apprentissage, d’où des questions de maîtrise de la confiance. Enfin, pour les réseaux, la maîtrise physique de bout en bout (terre, mer, air et espace) se décline au travers de leur sécurisation, de leur intégrité et de leur approvisionnement énergétique.
Pour construire la souveraineté numérique, il faut l’organiser suivant le triptyque : gouverner, administrer, réguler.
Gouverner
Créer un Secrétariat Général pour la Souveraineté Numérique (SGSN) permettrait une coordination étroite des instances de gouvernance. En effet, la mise en œuvre efficace d’une politique de souveraineté numérique passe par une organisation alliant d’une part gouvernance et conduite, d’autre part centralisation des investissements et autonomie territoriale pour l’utilisation. Ceci évite tant la dispersion initiale des efforts technologiques et industriels en conception et réalisation, que l’inertie ultérieure due à un dirigisme excessif ou une méconnaissance de spécificités territoriales en exploitation et utilisation. Le SGSN aurait comme objectif de planifier les étapes de définition capacitaire et de construction budgétaire des axes de la politique de souveraineté numérique. Il aurait également pour mandat de piloter une politique industrielle performante dans la définition et l’exécution des projets structurants via leur responsabilité contractuelle.
Une des premières tâches du SGSN doit être de définir les capacités clés à maîtriser au niveau national, puis les articuler selon des chaînes de valeur cohérente. Un tel exercice de définition capacitaire, accompagné d’une veille stratégique permanente, permet alors de choisir quoi préserver, quitte à renoncer à certains domaines accessoires ou inaccessibles. Par exemple, au niveau des infrastructures numériques, il est nécessaire de développer un réseau dédié en vue de disposer de moyens de communications sécurisés et redondants, sur l’ensemble des territoires français. La mise en œuvre d’un réseau dédié renforcerait la maîtrise et la protection des infrastructures numériques dans les domaines vitaux de la santé, l’énergie, l’aéronautique et la défense.
Suite à cette réflexion capacitaire, il faut établir une cartographie des acteurs industriels et étatiques, tant sur les technologies maîtrisées que sur les secteurs de vulnérabilité des chaînes de valeur, afin d’appréhender l’empreinte française, voire européenne, dans l’espace numérique. Cette cartographie priorisera les besoins à court et moyen termes pour élaborer la construction budgétaire du réseau résilient des OIV de demain. Pour avoir l’effet escompté, une telle politique doit, sur le plan financier, éviter tout saupoudrage et donc amener à des choix et des renoncements, assumés dans la durée.
« CRÉER UN SECRÉTARIAT GÉNÉRAL POUR LA SÉCURITÉ NUMÉRIQUE »
Enfin, le pilotage des projets structurants exige la priorisation des moyens et la mise en œuvre d’une politique industrielle cohérente. Cela passe par : revoir les dispositifs visant à mettre en synergies les acteurs publics et privés, définir des modes de gouvernance appropriés, et mettre en place des structures coopératives dans la durée, sans tomber dans le piège des structures intégratives. La définition et la conduite des projets doit être coordonnée via le SGSN, afin d’éviter des projets potentiellement concurrents favorisant la dispersion des efforts.
Administrer
Autant la conduite des projets gagne à être centralisée pour pouvoir définir et mettre en œuvre une réelle politique industrielle et pour éviter des doublons potentiels, autant il faut décentraliser et confier à un acteur dédié la gestion, l’exploitation, le soutien des livrables des projets. Cet acteur pourrait être une entreprise (qui pourrait s’appeler RSF – réseaux sécurisés de France), où seraient présents l’État et la Caisse des Dépôts et Consignations. Elle s’appuierait sur des ancrages territoriaux et opérerait dans le cadre d’une délégation de service public conforme à la politique industrielle numérique.
Dans le cadre de la gestion et l’exploitation de l’infrastructure, ses attributions seraient aussi d’entretenir, moderniser et faire le lien avec les utilisateurs, ainsi que d’élaborer une tarification de l’utilisation des réseaux sécurisés numériques.
Dans le cadre du soutien, elle aurait également la responsabilité des migrations de l’existant, accélérant la transformation de l’État par le numérique et participant ainsi de l’ambition de France 2030. Concernant le financement de l’utilisation des livrables, il doit être à la charge de l’ensemble des acteurs publics (ministères, collectivités territoriales) et des OIV, avec une double logique de forfait de base (proportionnel à la taille de l’acteur concerné) complété par un coût à l’usage. Évidemment, la viabilité de l’ensemble de ces mesures repose sur un cadre législatif astreignant les acteurs concernés à l’utilisation des ressources déployées.
Réguler
À l’instar du domaine de l’énergie, où a été mise en place la Commission de la Régulation de l’Énergie qui a une mission de régulation des réseaux, concourt au bon fonctionnement des marchés et est au service de la transition énergétique, il apparaît nécessaire de créer une Commission de Régulation du Numérique (CRN).
La CRN assurerait d’une part la surveillance de la gestion, la modernisation, le déploiement de l’infrastructure de réseau numérique.
Outre la régulation des espaces numériques, elle serait le garant d’une cohérence globale des référentiels normatifs. En effet, le nombre de normes, référentiels, directives applicables au numérique croît en permanence, couvrant la protection des données (RGPD), l’accessibilité des applications (RGAA), la SSI, l’utilisation de l’IA, etc.
La CRN aurait donc un rôle clé de cohérence d’ensemble, au service de la transition numérique sous ses différentes dimensions techniques, économiques, sociales, environnementales et de souveraineté. En particulier, elle participerait à certains travaux de normalisation menés au sein des forums internationaux correspondants, et mettrait en place les actions de régulation qui en découlent.
Des activités clés
Ces activités liées à la normalisation sont clés, car si la normalisation est une arme économique pour celui qui la manie, elle est aussi un vecteur de fragilité pour celui qui la subit. D’où l’impérieuse nécessité d’exercer cette volonté de normalisation à une échelle suffisante, a priori européenne plutôt que nationale. Par ailleurs cela concourt indirectement au soutien à l’innovation technologique et au développement économique d’une partie de la filière numérique.
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