CONTEXTE ET ENJEUX INDUSTRIELS DU NRBC
La CAIA : Comment Bertin s’est-il lancé dans ce domaine ?
Philippe Démigné : Pendant la Guerre Froide, la connaissance du domaine NRBC était centralisée par l’Etat, qui dirigeait tout, quasiment de A à Z. Par exemple, les masques à gaz étaient fabriqués par les ateliers étatiques du GIAT, qui sont devenus la filiale NBCSys de Nexter. Depuis, l’Etat s’est progressivement ouvert à l’innovation émanant du secteur privé, en partie contraint et forcé, du fait des restrictions budgétaires.
Bertin & Cie a semé une première graine dans le domaine du NRBC au début des années 90, en travaillant aux côtés du CEB (Centre d’expérimentation du Bouchet, aujourd’hui DGA Maîtrise NRBC) sur la problématique de télédétection de gaz de combat. Compte tenu de la durée de maturation des technologies, il a fallu exercer un effort significatif et de longue haleine, avec une part importante d’autofinancement, pour aboutir à une offre commerciale solide.
Une deuxième graine semée à la fin des années 90, toujours en lien avec le CEB, sur les automates de détection biologique, a débouché sur un détecteur portable d’agents pathogènes sous forme de virus, bactéries, toxines et spores.
Dès sa création en 1999, à partir des cendres de l’entreprise éponyme, l’entreprise Bertin Technologies a identifié le domaine NRBC comme une niche très attractive pour elle, car à la fois stratégique, au sens où elle lui permettrait de figurer dans le cercle quelque peu élitiste des contractants de premier rang de la Défense, et à sa portée, moyennant sa capacité à porter des développements ciblés en collaboration avec les centres de recherche public.
Le caractère doublement dual du domaine, à la fois dans les technologies et sur les produits, nous aura permis d’augmenter la dynamique de développement de l’activité.Au tout début des années 2000, Bertin a imprimé une forte accélération dans ce domaine, et n’a pas relâché la pression depuis, en misant à la fois sur des développements internes, et sur des opérations de croissance externe comme l’acquisition de SPI Bio, Biotec Centre, IDPS ou dernièrement Saphymo, pour disposer d’un pool d’ingénieurs biologistes, chimistes et spécialistes de radioprotection.
Aujourd’hui, l’activité détection NRBC de Bertin, à présent rassemblée au sein de sa filiale Instrumentation, figure parmi ses vaisseaux amiraux. Moyennant quoi, nous sommes devenus un acteur français de référence dans le domaine de la détection, présent sur chaque champ du périmètre NRBC, et dont la palette d’offres est l’une des plus complètes d’Europe.
La CAIA : Quels sont les enjeux techniques et opérationnels aujourd’hui ?
Ph.D : La menace a complètement changé de nature depuis la Guerre Froide ; son concept n’est plus assis sur le paradigme de la symétrie des forces.
Comme c’est le cas, en général, pour tous les types de risque, la perception collective de la menace NRBC s’est développée avec un cran de retard sur la réalité. Son évolution a été marquée par des événements emblématiques, tels que l’attentat du métro de Tokyo en 1995 par la secte Aum – qui n’en était pourtant pas à sa première attaque – et des résultats de l’enquête qui a suivi, ainsi notamment que des tentatives de contamination à l’anthrax de 2001.
La multiplication d’attaques à faibles moyens, mais générant de gros dégâts, marque l’apparition d’un « bruit de fond » aussi sournois que diffus. Dans ce registre, la France a reçu ample confirmation, hélas, que la métropole constitue désormais une cible de premier plan.
Par rapport à cette nouvelle donne, les acteurs publics s’organisent. Ce faisant, ils affinent l’expression de leurs besoins techniques. La commande publique va donc, mécaniquement, croître et continuer à se structurer, ce qui est absolument crucial compte tenu de la durée très longue de maturation des technologies impliquées.
Bertin, quant à lui, part du concept technologique jusqu’à aboutir à la production en série ou à la demande de systèmes fiables, robustes et opérationnels, selon une approche que je qualifierais « à l’allemande ». C’est un aspect clé pour asseoir une offre crédible dans le domaine de la défense et de l’industrie lourde. Cela demande non seulement de faire preuve de flair, mais aussi, de discipline et d’humilité.
Il faut résister à l’appel parfois tentant de se disperser sur les multiples possibilités que laissent entrevoir les « technologies d’après-demain », tout en gardant l’œil et l’esprit très alertes pour être en mesure d’intégrer au moment opportun celles, duales, qui parviennent à maturité et permettant de décupler la performance des systèmes, selon une approche d’innovation incrémentale. Sans quoi on court le risque de se faire distancer par la concurrence.
La CAIA : Quels sont les enjeux industriels ?
Ph.D : De prime abord, le paysage industriel paraît relativement simple. On peut noter tout d’abord que les acteurs majeurs sont issus de pays de l’ancien bloc de l’ouest : EtatsUnis, Europe, plus récemment le Japon. Ceci ne devrait pas évoluer à court-moyen terme, même si l’on voit apparaître des acteurs israéliens, indiens, chinois, etc., pour deux raisons très simples : primo, les technologies utilisées sont relativement pointues ; secundo, même si les technologies sont en partie duales, les matériels sont généralement sensibles à l’export. A ce stade, on ne voit pas venir de dynamique de rapprochements en Europe. A contrario, la présence d’acteurs nord-américains s’est intensifiée. Ils ont racheté des entreprises de bon niveau, telles que Canberra, filiale d’AREVA, ou SynOdis, filiale de Merlin Gérin. Quant à l’offre nationale, elle est atomisée chez de multiples acteurs de taille réduite par rapport aux leaders européens et US.
« LA COMMANDE PUBLIQUE VA CROÎTRE ET CONTINUER À SE STRUCTURER, CE QUI EST CRUCIAL COMPTE TENU DE LA DURÉE DE MATURATION DES TECHNOLOGIES »
Par exemple, deux acteurs nationaux de référence de la détection, que sont Bertin et ProEngin, font presque figure de nains face à Brüker GmbH, à Smiths Detection ou à Mirion Technologies. Il faudra donc être très forts, lorsque l’ouverture des marchés, encore très timide, deviendra une évidence (cf. encart).
La demande s’étend désormais bien au-delà des ministères de la Défense.
PAYSAGE INDUSTRIEL DE LA LUTTE NRBC |
Le marché mondial est évalué à 11 Md$ en 2016 (8 Md$ en 2009, 13 Md$ en 2020). Le marché allemand est de l’ordre de 200 MUSD – bien supérieur au marché français. Parmi les 20 leaders mondiaux en termes de chiffre d’affaires dans ce domaine, on dénombre 16 acteurs européens, répartis de la manière suivante : 4 français (CNIM / Bertin, NBCSys, Paul Boyé, ProEngin), 4 allemands, 4 britanniques, 1 italien, 1 finlandais et enfin, l’irlando-américain Tyco International. (source : CBRN Defence Market report 2016-2016, Global Information Inc.) Les leaders mondiaux sont: - Mirion Technologies (USA), née du regroupement en 2006, sous l’égide d’American Capital (ACAS) de deux sociétés des Etats-Unis et d’une entreprise française, SynOdis, filiale de Merlin Gérin, spécialisée en dosimétrie. En 2005, ces trois entreprises généraient 150 M$ de CA et employaient 742 personnes. Le CA 2015 est estimé à 5,2 Md$. Le site français de Mirion, basé à Lamanon employait 400 personnes en 2013. En juillet 2016, Mirion a fait l’acquisition de Canberra, filiale d’AREVA spécialisée en radiologie (250 employés – CA 43 M€) ; - Brüker (Allemagne) : création 1961 Karlsruhe Allemagne, effectif 6000, CA > 2 Mds€ ; - Smiths Detection (Royaume-Uni) : 2400 employés, 650 M€ de CA. En France, l’activité NRBC de Bertin (nichée dans Bertin Instrumentation) - CA de l’ordre de 35 M€. Celle de ProEngin (détection de gaz in situ) est de l’ordre de moitié. Les acteurs NBCSys et Paul Boyé ont également une forte activité dans le domaine NRBC. |
En ce qui concerne la France, elle était atomisée, elle aussi, mais tend à se structurer. C’est un point extrêmement positif, crucial pour l’industrie française, dans la mesure où, comme la dynamique de la demande nationale ne permet pas de pérenniser à long terme le développement des acteurs nationaux face aux concurrents étrangers, les références commerciales qu’ils seront en mesure de gagner en France n’en seront que plus visibles pour réussir leur développement à l’export en vue d’atteindre une taille critique, à un horizon de temps où le marché mondial se sera fluidifié. Par ailleurs, la France dispose de centres de recherche publique de tout premier plan dans les technologies duales concernées. Au-delà de l’enjeu indéniable de souveraineté nationale porté par certains, il s’agit d’un atout fort, sur lesquels les acteurs nationaux doivent et devront continuer à s’appuyer.
En conclusion, au-delà de ses capacités industrielles, la France apparaît, dans ce domaine comme tant d’autres, avant tout comme un pays de créateurs, d’ingénieurs ; bref, elle dispose de tous les bons ingrédients pour réussir… mais il reste à renforcer sa capacité à transformer des inventions en innovations porteuses de résultats industriels et économiques.
Propos recueillis par Frédéric Tatout
Philippe DEMIGNÉ, IPA PDG de Bertin Technologies | |
Phlippe Demigné (X - ENSTA), après un diplôme MBA de l’INSEAD, a été, jusqu’en 1992, responsable de programmes de systèmes de guerre électronique à la DGA, puis directeur associé du Cabinet de conseil en stratégie Arthur D. Little de 1993 à 1997. Il est Président de Bertin depuis 1998 et directeur général de CNIM Systèmes industriels depuis 2008. Le secteur « Innovation & Systèmes » comprend deux entités opérationnelles : la division « CNIM Systèmes industriels » et la filiale Bertin. Philippe Demigné est également vice-président de l’Association française des Sociétés de Recherche Contractuelle (ASRC). |
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