FACTEURS HUMAINS ET CONDUITE DES PROGRAMMES D’ARMEMENT
La notion de facteur humain est souvent associée, dans les opérations d’armement (OA), à l’interface homme-système, ainsi qu’à la part d’aléas liée à l’opérateur utilisant un système d’armes. Elle l’est beaucoup moins dans le cadre plus général de la conduite des programmes, et des équipes tant étatiques qu’industrielles qui y contribuent. Pourtant, ce facteur humain joue un rôle primordial dans la réussite des OA.
Un pivot essentiel dans la conduite des OA : le manager
La performance d’une équipe pluridisciplinaire de programme (EPDP), composée de différents spécialistes nécessaires à la conduite du projet en matière technique, d’achat, de finances, de management et qualité, est naturellement liée à leurs qualités professionnelles, mais également intimement dépendante des qualités de meneur de leur manager, et aux relations qu’il entretient avec ses collaborateurs. Comme le commandant de l’équipage d’un sous-marin ou d’un avion, il doit être capable d’appréhender et faire comprendre les problématiques du programme dont il a la charge, de définir l’organisation de l’équipe qui y répond, puis d’animer cette équipe par des consignes claires et de la motiver pour qu’elle remplisse pleinement sa mission.
Dans la majorité des cas, il ne choisit pas son équipe et doit composer avec des personnalités qui ne sont pas celles dont il aurait rêvé. Comme nous le rapportait récemment un représentant de l’industrie, « j’explique à mes chefs de projet que, sauf à être responsable du programme le plus stratégique de l’entreprise, ils auront 10 à 15 % de leurs équipes qui ne seront pas la bonne personne au bon poste ! » C’est dans ces conditions que l’on voit certains managers compétents techniquement, travailleurs voire perfectionnistes, ne pas réussir à « gérer » des personnalités difficiles ou des équipiers n’ayant pas le même niveau d’implication, de compétence ou de fiabilité qu’eux !
Le manager est donc lui-même un « facteur humain » : soumis à une forte pression et faisant face à de nombreux problèmes, il doit se montrer capable de mobiliser ses équipes en évitant les deux écueils : tout garder pour soi en considérant qu’il est le seul à pouvoir s’en occuper, ou à l’inverse transmettre tout son stress à ses collaborateurs !
Comme le disait Henry Ford, « Coming together is a beginning. Keeping together is progress. Working together is success ».
La communication, donnée clé
La communication au sein de l’équipe est fondamentale pour conserver une vision d’ensemble avec un niveau de précision suffisant et une implication de tous. La fluidité des échanges est intimement liée au climat général de travail et au niveau de confiance mutuelle, ce qui explique l’importance de points de situation internes réguliers, mais aussi d’actions de cohésion, permettant de renforcer le sentiment d’appartenance et l’envie d’agir au profit de l’intérêt commun, ainsi que la créativité et l’esprit d’initiative.
Ce travail conjoint présente dès lors tous les avantages mais aussi les inconvénients inhérents au facteur humain : l’aptitude à analyser des situations imprévues, l’invention de solutions innovantes, la capacité de travail sous forte contrainte, mais aussi parfois l’erreur involontaire, la saturation ou le renoncement. Pour contourner ces pièges, le manager doit en permanence veiller sur le fonctionnement harmonieux de son équipe en évitant de laisser quelqu’un « à la traîne », en particulier les nouveaux membres dont l’accompagnement de la montée en compétence initiale est également essentiel.
Les réunions, qu’il est aujourd’hui de bon ton de décrier, jouent cependant un rôle primordial car elles sont le lieu de débats et d’échanges. À un manager qui nous explique ses difficultés avec son équipe, nous posons généralement la question : organises-tu des réunions d’équipe ? À quelle fréquence ? Il est surprenant de constater à quel point un échange régulier, via une telle réunion, peut permettre de lever des incompréhensions.
Des relations humaines avec les clients et fournisseurs
L’importance de la communication et des facteurs humains s’étend bien sûr aux relations de l’EPDP d’une part avec les forces, et d’autre part avec l’industrie.
« La confiance est un élément majeur : sans elle, aucun projet n’aboutit. » Éric Tabarly
On insiste ainsi très régulièrement auprès des managers de la DGA sur l’importance de la relation entre officier et directeur de programme, copilotes de l’OA. Ceux-ci ont des parcours et des personnalités parfois très différents. Et la cohabitation entre un nouvel OP arrivé d’un régiment, qui se targue de connaître, lui, la réalité du terrain et un DP, impliqué depuis de nombreuses années en tant que spécialiste technique sur le projet, et qui en connaît tous les rouages, peut parfois s’avérer orageuse ! Il s’agit donc de reconnaître et de valoriser chez l’autre ses compétences, son expérience et son périmètre d’intervention, notamment pour éviter les incompréhensions. Ainsi, dès la phase de l’expression du besoin opérationnel, une mauvaise communication peut donner lieu à des ambiguïtés d’interprétation et à une mauvaise traduction en exigences techniques, qui se retrouveront, immanquablement, dans la définition finale du système.
Avec les industriels, l’erreur commune est de considérer, comme nous l’exprimait récemment un manager, « qu’il n’y a pas besoin d’échanges autres que la négociation, la signature et l’application d’un contrat ». Le retour d’expérience d’OA en grande difficulté montre qu’une de leurs caractéristiques communes est la dégradation forte des relations entre les équipes projet, dans un cercle vicieux : l’industriel n’informe pas son client de difficultés en cours, celui-ci les apprend au dernier moment, et décide de « serrer la vis » à l’industriel, qui limite encore le partage d’informations… S’il ne s’agit pas « de partir en vacances ensemble » entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre, quelques principes s’avèrent toujours fructueux :
- Exposer franchement ses difficultés et contraintes,
- Reconnaître ses torts pour faciliter la recherche d’une solution, en faisant table rase du passé,
- Éviter les mensonges ou manipulations : les exemples sont nombreux où un chef de projet se félicite d’avoir « roulé dans la farine » son interlocuteur, sans se rendre compte qu’une fois la manipulation découverte, il aura dégradé la relation à long terme.
La réciprocité dans l’application de ces principes qui peuvent être vus comme naïfs s’ils sont à sens unique, en tout cas compliqués à mettre en œuvre, peut permettre d’entrer dans un cercle vertueux au plus grand bénéfice du projet.
Au-delà des simples échanges, l’ensemble des acteurs impliqués dans le cycle de vie des programmes doit se comprendre sans équivoque sur la contribution attendue de chacun. On comprend ainsi l’utilité du recours à la simulation ou à l’expérimentation, permettant de vérifier la validité d’un concept en matière d’ergonomie, dont la quantification est souvent difficile, car subjective. Le design d’un matériel peut aider à son adoption et à son appropriation, tant par les ingénieurs que les utilisateurs.
Savoir faire face aux défaillances
Comme déjà évoqué, le facteur humain est, dans des conditions nominales, un démultiplicateur de l’expertise et de la créativité de chacun des membres de l’équipe de programme, permettant de maîtriser et piloter les différentes phases d’un projet. Mais chacun des maillons de cette chaîne peut aussi la fragiliser par une défaillance individuelle, voire collective : compétence insuffisante, jugement erroné, surcharge de travail, problèmes personnels ou relationnels. C’est pourquoi le manager doit veiller à la solidité de son équipe, et notamment à sa capacité de « résilience », en particulier dans des situations dégradées par des erreurs humaines. Cela nécessite une capacité d’analyse psychologique et une sensibilité qui ne sont pas forcément dans le cursus de formation d’un ingénieur !
Ainsi, pour surmonter les défis du métier de manager d’OA à la DGA, aussi passionnant que difficile, nous ne saurions trop souligner l’importance pour celui-ci, aussi compétent soit-il, de prêter une attention particulière au facteur humain.
Après une première partie de carrière dans le domaine spatial, Stéphane Roget a occupé des postes à la direction des programmes de la DGA et à l’EMAAE, avant de prendre en charge en 2021 la sous-direction de la conduite des opérations d’armement de la DGA/DO.
Après un début de carrière dans le domaine de la communication, Myriam Malet s’est spécialisée dans les métiers de l’accompagnement professionnel, qui l’ont amenée à intervenir durant dix ans à l’ENA, et qu’elle exerce aujourd’hui auprès des managers d’opération d’armement au sein de la direction des opérations de la DGA.
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