L’ÉTAT A-T-IL ENCORE BESOIN DE GRANDS CORPS D’INGÉNIEURS DANS LA HAUTE FONCTION PUBLIQUE
A l’approche de son cinquantième anniversaire, héritier de corps pluricentenaires, le Corps de l’Armement anime le débat sur l’évolution du rôle technique de l’Etat et les missions des cadres dévoués à le servir
Le débat récurrent, qui nous concerne tous sur l’avenir des corps, des Grandes Ecoles en général et de l’X en particulier a tendance à se réduire à un affrontement entre tenants inflexibles d’une organisation pluri-centenaire et modernistes qui veulent “renverser la table”.
Défendre le statut quo tout comme promouvoir des scénarios plus ou moins iconoclastes, souvent avec des arguments corporatistes ou émotionnels, c’est se concentrer sur des solutions ou des recettes. Notre formation scientifique “de haut niveau” devrait au contraire nous pousser d’abord à poser le problème, puis à la lumière de priorités et de contraintes, à chercher un optimum. C’est la démarche qu’ont voulu avoir Daniel Canepa et Jean-Martin Folz lors de leur Mission d’étude sur l’avenir des corps d’ingénieurs de l’Etat qu’a rappelée en ouverture Alain Bugat. C’était également celle du colloque qui a réuni 140 participants le 15 novembre 2016 dans l’amphithéâtre historique de Louis Pasteur à Paris.
L’Etat a-t-il encore besoin d’ingénieurs de haut niveau, c’est à dire d’“ingénieurs à la française”, capables, face aux révolutions technologiques qui s’enchaînent, de mener une analyse technique rigoureuse puis d’élaborer une synthèse pluridisciplinaire propre à la prise de décision ? Nourri par les témoignages de Caroline Grandjean pour les collectivités territoriales, de Thierry Delville et de Guillaume Poupard dans le large domaine de la sécurité intérieure, ou de Pascal Faure pour la stratégie industrielle, le colloque a tranché clairement par l’affirmative, entérinée par le ministre de la Défense qui a affirmé que « les qualités de l’esprit scientifique, technologique et rationnel sont plus que jamais de mise, pour orienter et agir dans une situation internationale marquée par l’incertitude, l’instabilité mais aussi l’accélération technique ». Il ne s’agit pourtant pas d’une évidence et l’on constate que la rationalité technique est de moins en moins audible dans les grands débats sociétaux. La faute à qui ? Sans doute en partie aux ingénieurs eux-mêmes qui souvent hésitent à investir le domaine du politique, qui ne comprennent pas et ne savent pas se faire comprendre d’un monde où le sens de l’opportunité compte autant que la rigueur de la démonstration. Soulignant plus largement la crise des vocations dans les métiers techniques et industriels, François Lureau a plaidé pour un effort accentué d’engagement des ingénieurs comme l’illustre le récent rapport de l’IESF “Relever les défis d’une économie prospère et responsable”.
Bernard Attali, Laurent Collet-Billon, Jean-Yves Le Drian, François Lureau, Alain Bovis, Philippe Hervé
Mais quels sont le rôle et la place que la compétence technique doit occuper au sein de l’espace public ? Alain Bugat a situé la fonction d’ingénierie dans l’investissement public, charnière entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, position variable suivant la complexité des projets ou les cultures nationales. Il conclut à la nécessité d’une maîtrise d’ouvrage forte et d’un pilotage intégré de la MOA et de la MOE pour les projets à forts risques techniques. Certes, le modèle colbertiste français a été mis à mal à la fin du XXème siècle par la tertiarisation, la financiarisation et la mondialisation de l’économie. Mais la crise de 2008 a rappelé l’importance de réinvestir dans les filières industrielles et rendu à l’Etat un rôle renforcé de stratège et d’animateur. Cela nécessite une étroite connaissance réciproque du public et de l’entreprise. Didier Lallemand a expliqué que les ingénieurs tiennent leur crédibilité de leur expérience concrète “les mains dans la matière”. Les premiers postes, dans des fonctions à fort ancrage scientifique et technique doivent leur permettre de développer leur potentiel d’innovation et de se confronter aux pratiques industrielles, le ministre l’a souligné. Christian Chabbert a insisté sur le besoin, pour les ingénieurs de l’Etat de mieux connaître les entreprises et notamment les PME et plaidé pour davantage d’allers-retours entre les métiers d’expertise et ceux d’entrepreneur.
Tout en reconnaissant l’héritage et l’excellence des ingénieurs à la française, Bernard Attali a rappelé les “ratages” et les risques qui pèsent aujourd’hui sur des secteurs industriels majeurs. Il cite comme causes, au-delà de la compétence et du dévouement individuel des ingénieurs de l’Etat, la dispersion de notre enseignements supérieur qui est incompréhensible à l’étranger (les efforts de réforme de l’X, de l’ENSTA, de l’ISAE sont toutefois reconnus), la rigidité de l’organisation administrative et son manque de réactivité aux évolutions technologiques, l’externalisation, souvent vers des cabinets anglo-saxons, des grands dossiers de stratégie industrielle.
La question qui se pose dès lors est : par quelle politique de recrutement et de gestion l’Etat peut-il garantir, pour ses besoins propres, mais également dans une prospective nationale, la pérennité de la ressource et l’attractivité pour les meilleurs ? Bernard Attali fait le constat d’une absence de réflexion stratégique globale de l’Etat sur ses besoins en compétences techniques de haut niveau. Les Grands Corps sont les seules instances permettant une telle réflexion à long terme mais elle est trop rigide et trop sectorisée, ne prend pas suffisamment en compte les transferts de responsabilités entre collectivités publiques ou la transversalité des enjeux, ignore l’Europe. Pour d’autres, dont François Lureau, les Corps eux-mêmes sont un obstacle à une gestion dynamique des compétences techniques dans les organismes publics. En matière de formation initiale, Bernard Attali et Alain Bugat souhaiteraient la création autour de l’Ecole polytechnique, et dans le cadre d’une grande Université de taille mondiale, d’un pôle de technologie à la française capable, par sa taille et son excellence, de rivaliser avec les Instituts de Technologie américains ou l’EPFL. La tentation est forte d’une fusion des Grands Corps techniques et Bruno Angles, à titre personnel, estime qu’elle élargirait le choix des employeurs comme des ingénieurs dans les parcours professionnels. Fabrice Dambrine et Philippe Hervé alertent, au contraire, sur le risque que cette fusion n’appauvrisse la diversité des profils et Bernard Attali se montre très sceptique sur le résultat de la fusion des Corps des Mines et des Télécom. La nécessité d’une alternance des expériences publiques et en entreprise est reconnue unanimement mais de nombreux obstacles s’y opposent, comme l’ont rappelé Luc Rousseau et le Ministre luimême : les règles de déontologie, dont Denis Plane a toutefois relativisé l’effet, la difficulté de retour au sein de l’Etat ou l’écart salarial entre public et privé. La mobilité “extérieure” doit donc être systématisée dans la gestion des carrières. Bruno Angles propose par ailleurs la création d’une “Ecole de guerre économique” préparant les ingénieurs de l’Etat aux plus hauts postes de responsabilité. Philippe Hervé souligne que cela introduirait un mode de gestion des potentiels de carrière qui exige de la part des hiérarchies courage et mesures d’accompagnement.
Et le Ministre de conclure : « l’Etat a fait le choix séculaire de se doter de corps d’ingénieurs pour des raisons évidentes de maintien des compétences, de vision à long terme et d’indépendance stratégique : nous avons le devoir d’en assumer une gestion moderne » en modernisant et internationalisant la formation, rendre plus attractives les carrières au sein de l’Etat, fluidifier la respiration entre le secteur public et le secteur privé.
Le colloque n’a donc pas dégagé de solution définitive. Ce n’était pas son but. Il a néanmoins exposé les principales données d’une question essentielle pour l’avenir. Certains ont regretté qu’il ne se poursuive pas par un examen plus détaillé de solutions envisageables. A chacun, en tous cas, à partir des éléments présentés, d’affiner sa réflexion et de contribuer à un débat qui est loin d’être conclu. Le Conseil de la CAIA restera mobilisé sur cette question et continuera à agir, avec ses partenaires au sein de la FGCTE (Fédération des Grands Corps Techniques de l’Etat), pour peser sur les décisions futures.
Alain BOVIS, IGA, consultant | |
Alain Bovis a fait toute sa carrière à la DGA et à DCNS. Il y a exercé diverses fonctions de recherche, d’ingénierie et de management industriel. Il a été directeur de l’établissement d’Indret puis directeur général d’Armaris, filiale commune de DCN et Thales. Il a créé en 2010 DCNS Research. Expert en hydrodynamique, il a été lauréat du prix Roger Brard et du prix Girardeau de l’Académie de Marine. |
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