LA SOUVERAINETÉ OÙ ? RÉPONSE : DANS L’ESPRIT DES IA
DE LA PLEINE PROPRIÉTÉ À L’IMPRESSION QU’ON CONTRÔLE CEUX QUI MAÎTRISENT
La souveraineté c’est la capacité à décider soi-même en fonction de ses propres intérêts. Il est évident que dans un monde économique très imbriqué, où par exemple certains composants courants mais essentiels sont fabriqués dans un très petit nombre d’usines, souveraineté n’est absolument pas autarcie ou capacité d’autarcie à terme.
Un vieux rêve : l’autarcie
Une confusion fréquente, issue du Colbertisme, est d’assimiler souveraineté et réalisation nationale : d’abord dans des arsenaux d’Etat, puis dans des sociétés nationales, devenues parfois opérateurs historiques estimant devoir jouir des mêmes droits. C’est sans doute pourquoi les réseaux de communications ont longtemps été physiquement séparés quand ils concernaient la défense. Outre des exceptions, comme des parties d’armes nucléaires réalisées par une filiale de société étrangère, la lente perte de la totale maîtrise technique est connue : d’abord on fait soi-même, avec les savoirs de nos propres personnels, formés par la DGA dans nos écoles techniques normales ; puis on fait faire par des industries qu’on possède et contrôle, ou en imposant le détail ; puis on comprend ce qu’on fait faire, puis on sait faire faire, c'est-à-dire assurer la maîtrise d’ouvrage en connaissant les enjeux, les points critiques, les coûts, etc. Petit à petit, la souveraineté peut glisser, de posséder à imaginer qu’on contrôle !
Un critère est notre capacité à faire faire par une industrie qui n’est pas fournisseur habituel. Pour les SNLE, sans même discuter les performances et l’assurance d’être bien servi, la réponse est non : la souveraineté passe par DCNS1. Pour les armes de petit calibre, au contraire, nous sommes capables d’acquérir auprès de nombreux fournisseurs
La première composante, classique, est l’accès :
Soit par nos propres industries sur le territoire national, soit par des accords solides et fiables, nous possédons ou sommes capables de produire les instruments de souveraineté : connaissance et anticipation (satellites, ISTAR). Le problème est qu’il n’est pas possible de tout contrôler nous-mêmes. Comme le montre clairement le livre blanc, la politique industrielle consiste à assurer l’accès par cercles de criticité et de zone.
Ainsi il est absurde de dire que la souveraineté exige l’achat en France de véhicules : ce n’est pas une question militaire mais une question économique ou d’affichage politique. L’excès d’accès en faisant sur le territoire national par des entreprises nationales dirigées par des nationaux et possédées majoritairement par des personnes physiques ou morales nationales conduit à l’échec économique.
Les contraintes ITAR sont sans doute dans ce premier domaine. Le fait que les Etats-Unis ne refusent finalement pas les technologies qui participent à la dissuasion n’est pas une preuve d’accès, mais un indice d’intérêts communs, dont il ne faut pas trop s’écarter. Seuls quelques pays particulièrement sensibles doivent s’approvisionner par des circuits ITAR-free, où notre industrie a d’ailleurs déjà montré ses capacités. Pourtant certains de nos grands programmes ont été sérieusement retardés par un refus de composants américains.
Un peu compliqué par le grand réseau des chaînes d’approvisionnement, l’accès doit se lire dans un graphe de niveaux de décision où la rigidité des branches, c'est-à-dire la possibilité de déni, est l’élément principal.
La deuxième composante de la souveraineté est la barbichette.
Sur le plan militaire, la souveraineté est l’affichage de la capacité militaire à faire face avec un succès raisonnable aux hostiles potentiels. C’est la dissuasion : « si tu veux la guerre, ce sera la guerre ! » : ça fait réfléchir.
C’est aussi l’exigence d’interopérabilité subie plus que coordonnée, et les implications des axes d’effort de nos partenaires sur nos propres axes d’innovation, qui sont une version moderne du burden sharing.
Sur le plan civil, la souveraineté se décline en capacité à faire admettre à nos partenaires, fournisseurs, etc. qu’ils n’ont aucun intérêt à nous refuser l’accès.
La troisième composante est le droit
Comme le dit le zeugme de San Antonio, « ma défense d’éléphant était plus efficace qu’une défense d’afficher » : dans le besoin absolu, on commence par ignorer les règles de droit pour utiliser ce qu’on a sous la main ; à enfreindre discrètement les IPR – en espérant régulariser ensuite – pour assurer le calendrier ou la capacité. C’est risqué, et pas dans l’esprit français d’aujourd’hui, mais c’est une tentation tenace. Par exemple, un programme d’armement s’apprêtait à utiliser des fréquences interdites. Plus loin du droit établi, la Chine s’approprie les récifs et atolls de la mer de Chine.
D’une certaine façon, un enjeu du Brexit était la conservation des relations privilégiées – et potentiellement incompatibles – avec les Etats-Unis (traités de Washinton en 1958 et de Nassau en 1962), le commonnwealth (et les ouvertures permises par les poussières de droits particuliers) et l’Europe (dont le droit est jugé restrictif, même si parfois la présence de négociateurs britanniques moins frileux que nos services officiels paralysés par la peur de positions politiquement déplacées nous a épargné des directives stupides).
C’est dans le droit qu’interviennent largement les groupes de pression et les parties de billard du « soft power » … ou que le défaut d’attention permanente peut ruiner les efforts d’années entières.
La quatrième composante est l’avance.
Avec leur TOS (third offset strategy) récemment lancé, les USA ne font qu’expliciter l’évolution :
Après avoir été rassurés par la dissuasion, puis par la supériorité des armes (qui en effet secondaire coûtent tellement cher qu’elles ont contribué à ruiner l’adversaire potentiel qu’était l’URSS), les Américains doivent maintenant s’appuyer sur les armes à distance de sécurité : lutte informatique, robots et intelligence artificielle … et sur leurs fragilités.
Mais dans cette troisième voie, l’avance est de plus en plus incertaine, car les techniques se développent aussi vite pour le civil.
Autrement dit les techniques de pointe échappent aux militaires : si l’on pouvait dire il y a 50 ans « le militaire c’est mieux mais pas pendant très longtemps », il est de nombreux domaines où « le militaire c’est mieux mais pas longtemps », et on arrive au stade où le militaire doit rattraper le civil. Bien sûr, si en face les militaires ont le même retard ce n’est pas grave dans le combat, sauf si « en face » il y a des civils, intervenant soit comme combattants (cas de la lutte contre des groupes qui ne sont pas des Etats), soit des supplétifs, ou en termes modernes une ubérisation.
Alors, pour nous, ingénieurs de l’armement, où se situe notre souveraineté ?
Comme le disait un jeune IA, la souveraineté est indécidable : ni périmètre, ni preuve, ni méthode. Plutôt que dans l’accès autarcique, ou une barbichette délicatement équilibrée, ou par des seules techniques avant-gardistes, c’est par notre capacité à mettre en œuvre des assemblages de ces composantes que nous assurons notre besoin de souveraineté : à savoir structurer, réaliser, améliorer et utiliser des systèmes complexes. Pour le moment, nous le faisons surtout dans le cadre de la défense, c'est-à-dire en fusionnant peu les capacités civiles et militaires. C’est vrai pour les satellites d’observation et un peu pour les réseaux. Ce sera un de nos grands défis. Pour cela, une meilleure intimité avec le monde civil, des mutations croisées, une vivacité administrative : ces nouvelles façons de travailler sont encore embryonnaires, mais j’ai pu avec plaisir en découvrir l’esprit chez les très jeunes IAs : qu’ils osent !
1) A contrario, les Britanniques ont quitté le programme de frégate Horizon parce que le montage industriel où la DCN était à la fois contrôlée et industriel principal leur paraissait comme un mélange des genres
Denis Plane, IGA
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