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01 mars 2020

Rendre l'action opérationnelle

Publié par Alain CARCASSÈS (1958) , Michel PAILLET et Philippe FLEURANCE | N° 120 - Nouvelles menaces, nouvelles opportunités

Dans un environnement perçu comme complexe, la vie en général et la conception de réponses appropriées aux « nouvelles menaces et aux nouvelles opportunités » en particulier exige des manières d’agir et de penser régénérées. Il s’agit de se doter d’outils conceptuels aptes à permettre l’élucidation permanente des situations vécues par un collectif, afin de formuler des chemins perçus pertinents et de guider l’action de ce collectif.

 

L’élucidation des situations-problèmes est une approche opérationnelle et efficiente. Les outils de cette approche existent même s’ils sont encore trop méconnus. Ils exigent pour être mis en œuvre une conjugaison de qualités usuellement jugées contraires : humilité et capacité pugnace à confronter les points de vue, exigence de rigueur et capacité à écouter et à se remettre en cause («décentration »).


 
Association créée en 2017 pour catalyser « l’agir et penser en complexité » au sein de la société, à travers des carrefours, de l’apprentissage, des contenus et un observatoire. Un point fondateur est la découverte brutale de ce qu’est la complexité, vécue par les fondateurs et qu’ils ont voulu partager pour (se) cultiver et (se) transformer. L’association a publié un « Manifesto » qui en présente l’approche volontairement ouverte et intégrative, dans la lignée de « la Méthode », d’Edgar Morin. 
 

 

 

Introduction 

Le thème « nouvelles menaces, nouvelles opportunités » est intemporel dans la mesure où il est inhérent au processus même de la vie. Tout système vivant est en interaction avec un environnement toujours évoluant. Tout système vivant présente à la fois de l’ordre et du désordre. Pour peu que l’on accorde sérieusement de l’importance à l’observation scientifique établie selon laquelle de nombreux aspects de la cognition humaine sont étroitement liés au ‘contexte’, alors les organisations humaines présentent toujours un certain désordre, source d’émergences nouvelles. Comme Montaigne, reconnaissons que « l’apparente constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle »

En matière de défense où la question vitale est en jeu et où les enjeux relationnels et décisionnels dépassent le seul problème de la qualité technique des solutions apportées, il est critique de constamment porter attention à ce que recèlent ces émergences perçues comme nouvelles à la fois en termes de menaces et d’opportunités: choc des puissances, terrorisme, changement climatique, raréfaction des ressources, numérisation, cyber sécurité, innovation technologique de rupture pour l’économie,… Comment faire pour les prendre en compte et les rendre intelligibles?

Une situation perçue complexe

Qu’est ce qui est réellement ‘nouveau’ dans la situation actuelle ? Peut-être que ce n’est pas tant l’existence conjointe de menaces et d’opportunités qui sont inhérentes à la vie, que la perception que nous avons d’une certaine opacité de la situation.

D’où provient ce sentiment d’opacité ? Il nous semble qu’il provient d’un manque d’intelligibilité pour la grande majorité d’entre nous d’une situation où tout semble entrelacé, imbriqué et interdépendant, avec des processus insoupçonnés de telle façon que nous n’avons pas immédiatement une perception et une compréhension lucide de la dynamique de cette situation.

Sans cette compréhension, nous ne parvenons pas à comprendre les leviers par lesquels nous pourrions agir dans et avec cette situation. Nous vivons dans ce contexte une dissonance, c’est-à-dire une sorte d’écart entre ce que nous voudrions atteindre et ce que nous atteignons par notre action : nous agissons pour atteindre un but, mais nous constatons que n’atteignons pas ce que nous visions. Il est convenu de dénommer cette situation d’opacité, une situation-problème perçue comme complexe.

Le point aveugle

Pensez-vous que vous n’êtes pas concerné ? Pensez-vous que vous avez une perception et une compréhension lucide de la situation ? Il nous semble que ce serait une erreur.

Herbert Simon (Prix APA 69, Prix Turing 75, Nobel économie 78) a depuis longtemps mis en évidence que l’homme avait une rationalité contrainte. Aucun être humain ne peut embrasser tous les angles de vue pour appréhender une situation : notre regard présente des zones d’ombre et des zones aveugles, non seulement cognitives mais à tous les niveaux de sa psyché.

Le piège tendu à tous est que par construction, nous ne voyons pas ce que nous ne voyons pas, ce qui facilite le déni par chacun de l’idée même que quelque chose lui aurait échappé. L’ingénieur spécialisé dans la discipline D, formé précisément à ne rien oublier dans son calcul selon cet axe, est plus particulièrement prédisposé à ce type de déni qui engendre un certain réductionnisme : face à une situation opaque, nos habitudes de pensée conduisent à ne considérer qu’un aspect de la situation qui est de ce fait tronquée.

A des degrés divers, nous avons tous connu des dialogues de sourds entre électriciens, thermodynamiciens, hydrauliciens, mécaniciens, chacun ne considérant les choses que de son strict point de vue ; De même au sein d’un Comex entre le directeur financier, RH ou la direction de la production.

Les environnements ouverts et instables impliquent l'existence au sein même des processus à contrôler de logiques divergentes, non hiérarchisées et souvent interdépendantes. Une supervision totale est un fantasme inatteignable. Les acteurs responsables du fonctionnement de l’organisation sont par construction confrontés à des incertitudes profondes : les différentes parties prenantes à une décision/action ne savent pas ou ne peuvent pas s'entendre sur la façon dont l’organisation fonctionne, sur l'importance de l’intérêt des différents résultats vis-à-vis des actions entreprises, sur les finalités poursuivies, … chacun interfère dans la situation avec ses savoirs, son échelle de valeurs, ses croyances, ses pratiques. Les acteurs sont en permanence en train de faire des arbitrages entre les règles à appliquer et la façon de les interpréter selon les contingences des situations. Cet état de fait est autant dû à des objectifs et des situations – par nature - mal structurées qu'à l'impossibilité d'appréhender l'ensemble des réactions et des états possibles du processus à contrôler.

Considérons lucidement les problèmes d’inefficience d’une organisation. L’existence d’un consensus sur ce qu’il convient d’améliorer présuppose que chacun est conscient qu’il y a là un problème. Lorsqu’il y a consensus sur un problème, nous sommes déjà à l’ordre 1 et les projets d’amélioration dont bruissent le quotidien visent cet ordre 1 auquel chacun est éveillé et sensible. Ne nous leurrons toutefois pas : l’ordre 0 de l’inefficience des organisations que nous animons provient précisément de ce sur quoi nous sommes mutuellement aveugles. Evgeny Morozov[1] - critique du « solutionnisme technologique » - nous rappelle que « ce qui pose problème n’est pas les solutions proposées, mais plutôt la définition même de la question ».

Il en va ainsi des ‘nouvelles menaces et opportunités’. La tentation est immense de se précipiter pour « solutionner » un problème d’ordre 1. C’est extrêmement rassurant et ce d’autant plus que cela fait l’objet d’un consensus. 

« Nous devons abandonner le confort de la certitude »

Un premier enseignement du champ de la complexité est de toujours considérer que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas et de rester précisément attentif afin de prendre conscience de ce qui réside au lieu de ce point aveugle. C’est au début pénible car nous devons abandonner le confort de la certitude. Rapidement, cela devient une posture constamment fluide, agile et pertinente.

L’élucidation d’une situation problème perçue complexe

Depuis des décennies, l’éveil s’effectue progressivement sur les questions afférentes à la complexité, Le caractère complexe des situations, au sens profond du terme, est de plus en plus reconnu. Avec cet éveil vient la prise de conscience croissante de l’existence de manières régénérées d’appréhender les situations quoique ces façons ne soient pas encore enseignées dans le système de l’enseignement initial et supérieur.

Une des voies puissantes pour parvenir à l’élaboration de chemins jugées satisfaisants face à une situation reconnue comme complexe, c’est le processus d’élucidation d’une situation-problème.

Il consiste à modéliser les phénomènes de la situation perçue comme un système et à en fournir une représentation commune. Le processus prend la forme d’une investigation et d’un questionnement qui permet progressivement de faire émerger ce qui fait sens : contour du système, finalité, dimension-aspects, sollicitations et interactions significatives, composition, histoire, … Cette représentation commune devient un système partagé par l’ensemble des personnes qui incarnent autant de regard différent sur une même situation. Elle catalyse la compréhension mutuelle, le glissement des points de vue et du regard, l’enrichissement de la perception.

La visée n’est plus tant le modèle produit comme résultat mais le processus de modélisation mené par le collectif qui co-construit. Ce processus produit différents résultats – artefacts, modèles – mais il produit surtout chemin faisant des changements cognitifs, normatifs, relationnels et opératoires chez les participants, acteurs du système cible. Créant ainsi une expérience collective formatrice de nouvelles structures sociales pour l’action collective, pouvant amener à l’usage des résultats d’ordre 0 tels que la prise de conscience :

  • Par des équipes de maîtrise d’ouvrage qui mixent des profils internes matures et des profils jeunes externes qu’un non-dit mutuel asymétrique limitait radicalement la collaboration et les synergies entre ces deux populations.
  • Par la direction générale déléguée d’un organisme de plusieurs dizaines de milliers de personnes de ce qui vide l’organisation qu’elle doit diriger de toute capacité d’action réelle
  • Par un Comex de pièges liés aux comportements sur plusieurs niveaux d’échelle qui induisent une résilience du système à toute action engagée par ledit Comex.

« Construire une représentation commune »

 

Conclusion

L’élucidation des situations-problèmes est une approche opérationnelle. Elle permet de mettre en exergue des phénomènes que personne n’avait été en mesure d’identifier et qui pourtant, une fois vus, apparaissent comme des évidences pour tous, ouvrant ainsi les voies vers une action régénérée et pertinente. En tant que praticien, il est toujours aussi étonnant et enthousiasmant de constater combien la mise en lumière ce qui était jusque-là non vu par l’ensemble du collectif peut être libérateur d’énergie constructive et salvatrice.

 

[1] http://zilsel.hypotheses.org/2300  Evgeny Morozov, Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Paris, Les prairies ordinaires, 2015

    
Alain Carcasses, ICA, associé fondateur et président de Cognitive Companions
 
Alain Carcasses (X78) s’est spécialisé en Aéronautique, Défense, Automobile et dans la conduite des projets internationaux complexes mettant en oeuvre une refonte des processus techniques et industriels et des systèmes d’information.
 

 

    
Michel Paillet, président de "Welcome Complexity"
 
Michel Paillet (X92-PhD) est président de X-Sciences de l’Homme et de la Société, membre du conseil de modélisation de la complexité (MCX- et association pour la pensée complexe (APC), associé co-fondateur de Cognitive Companions.
 

 

    
Philippe Fleurance, VP Réseau Intelligence de la Complexité
 
Philippe Fleurance (Ph.D) est membre fondateur et administrateur de Welcome Complexity, professeur honoraire de l’Institut National des Sports, de l’Expertise et de la Performance Il est VP de Réseau Intelligence de la Complexité qui est le programme européen Modélisation de la CompleXité (RIC-MCX). 
 

 

Auteurs

Michel PAILLET
Philippe FLEURANCE
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