EDF ÉCRIT SON AVENIR EN NUMÉRIQUE OU COMMENT UN GRAND GROUPE MATÉRIALISE SA TRANSFORMATION
Le domaine de l’informatique est particulièrement friand de concepts nouveaux (agilité, cloud, intelligence artificielle, …), où se mêlent la plupart du temps un effet marketing apte à alimenter nombre de conseils, mais également une réalité indiscutable. La transformation numérique n’y échappe pas, alors qu’en est-il vu d’un grand énergéticien ?
EDF DataCenter NOÉ : centre de stockage de données, infrastructure éco efficace
Prétendre définir la transformation numérique serait prendre le risque de s’attirer les foudres de nombreux experts aux avis nécessairement divergents. Je ne vais donc pas m’y essayer, mais vais plutôt tenter d’en donner mon interprétation.
A mes débuts dans le domaine des systèmes d’information (SI) pour les armées, fin des années 90, il existait un dogme indiscutable : « ce n’est pas à moi de m’adapter à la machine, mais c’est à la machine de m’aider à conduire les opérations militaires ». Et c’était compréhensible : internet balbutiait, la mobilité numérique était faible voire inexistante, l’offre logicielle était peu étendue. Dès lors, réaliser un système d’information, c’était avant tout numériser un processus métier qui lui préexistait, tout en tentant de le rendre plus efficace. Avec force CCTP, marchés publics à obligation de résultat, effets tunnels, et parfois des échecs retentissants. Et une vision du SI qui dans le meilleur des cas était un support obligé, loin d’être aussi noble que les systèmes d’armes qu’il accompagnait.
Si donc on peut considérer qu’aujourd’hui nous vivons une transformation numérique, ce serait sur trois plans.
Le premier, peut-être le plus important, est celui de la perception du SI. Une entreprise comme EDF, qui baigne dans un paysage concurrentiel complexe, a pleinement conscience que sa compétitivité passera par le système d’information. Qu’il n’est plus envisageable de faire de l’ingénierie système de nos grands ouvrages sans tirer parti de la puissance de la numérisation. Qu’il n’est pas possible d’entretenir une relation fluide avec 25 millions de clients sans exploiter tous les canaux digitaux. Ou qu’il n’est tout simplement pas possible de gérer et fidéliser 160 000 salariés sans un système d’information qui les place au centre. Chez EDF le SI n’est donc plus une simple fonction support, ou un simple centre de coûts. C’est un véritable levier de performance qui conduit les métiers à s’adapter pour en tirer le meilleur parti. C’est l’inverse du dogme de la fin des années 90 que je viens d’évoquer. Sur toutes les fonctions que l’on peut considérer comme non « cœur de métier » pour un grand énergéticien (RH, finances, achats, gestion de flottes, travel management, …), l’offre logicielle est désormais pléthorique. Avec l’émergence du cloud (et plus particulièrement du SAAS), il suffit désormais de s’abonner à un service. Mais il faut assumer également d’une part de gommer certaines spécificités et d’autre part de faire évoluer nos organisations et nos modes de fonctionnement.
EDF R&D Lab Paris Saclay, Palaiseau : Laboratoire Virage. Immersion 3D
Le deuxième plan est technique. Je dirais même « simplement technique ». Avec une considération évidente : la place du système d’information s’accroissant dans l’entreprise, la moindre panne prend des ampleurs que nous ne connaissions pas il y a encore quelques années. Notre dépendance s’est accrue, et avec elle notre exigence envers le SI. Ceci couplé avec l’arrivée d’une génération de jeunes employés qui a grandi avec les smartphones, et pour qui le SI n’est même pas un sujet : cela doit fonctionner, vite, et il n’y a clairement pas la EDF DataCenter NOÉ : centre de stockage de données, infrastructure éco efficace SAAS : Software as a service, NDLR LE NUMÉRIQUE DANS L'INDUSTRIE, LE MAGAZINE DES INGÉNIEURS DE L’ARMEMENT - N°116 LES SERVICES 1 5 Christophe Salomon, IGA Directeur des systèmes d’information du Groupe EDF Pendant son passage à la DGA (de 1999 à 2012) Christophe Salomon a essentiellement œuvré dans le domaine des systèmes d’information (SPOTI puis UM ESIO) et y a conduit de nombreux programmes et opérations d’armement. Il a ensuite rejoint le cabinet de Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense, comme conseiller technique, puis conseiller pour les affaires industrielles (de 2012 à 2017). Il dirige désormais les systèmes d’information de l’ensemble du groupe EDF. même tolérance que chez ceux, auxquels je m’associe volontiers, qui ont connu le sablier ou l’écran bleu… Dans une grande entreprise, une panne de quelques heures, voire de quelques minutes répétitives, conduit très vite à des arrêts de moyens de production, à des situations complexes chez des chargés de relation clientèle, à de grosses insatisfactions clients, et, à chaque fois, à des millions d’euros de pertes. Ainsi le travail de l’exploitant SI prend une importance cruciale, sans même évoquer celui des experts de la cybersécurité. Ceci entraîne la nécessité d’une gestion pointue des compétences associées, pour ces métiers de l’ombre dont on ne parle généralement qu’en cas de problème, et qui sont pourtant au cœur désormais de la compétitivité de nos entreprises. EDF s’y emploie au quotidien, avec des premiers succès, notamment dans le domaine des reconversions internes.
« DES JUMEAUX NUMÉRIQUES DE NOS CENTRALES »
Enfin le troisième plan est technologique. Car il faut bien le reconnaître : ces termes d’intelligence artificielle, blockchain, data analytics, développement agile, UX design, s’ils nous sont rabâchés à la limite de l’indigestion, véhiculent de manière évidente des potentialités vertigineuses.
Prenons le cas du data analytics, et j’y associerai également l’intelligence artificielle tant les deux domaines sont liés. Nous avons créé chez EDF deux « usines data analytics », une pour les producteurs (nucléaire, hydraulique, thermique, photovoltaïque, …), l’autre pour la relation clients. Ces usines concentrent des scientifiques de la donnée (des algorithmiciens), des analystes métier, et enfin des informaticiens (ou ingénieurs « big data »). La richesse que nous tirons de la concentration de ces talents, des technologies actuelles (puissances de calculs, algorithmes sophistiqués, lacs de données) et enfin du volume de données numérisées que nous pouvons utiliser, est proprement remarquable. A titre illustratif, deux outils de production similaires, utilisés dans les mêmes conditions, peuvent conduire à des comportements très différents (performances, dégradations de constituants, …). Or le nombre de paramètres susceptibles d’interférer se chiffre en centaines, voire en milliers. Et dès lors savoir quelle combinaison de ces paramètres conduit à tel ou tel comportement n’est pas accessible même aux meilleurs experts. C’est là qu’interviennent les algorithmes d’intelligence artificielle, qui vont, avec l’analyse de données issues de dizaines d’années de fonctionnement, permette de déduire par exemple que telle combinaison d’alliages sur telle partie de l’usine, couplée à telle plage d’utilisation et tel niveau d’usure conduisent à la détérioration de la pièce concernée. Les perspectives de gains sont évidentes : choix des matériaux les plus efficaces dès la conception, prévision des usures et donc des maintenances à programmer au moment le plus opportun, sûreté encore accrue, etc. Sur ce seul exemple, les gains peuvent se chiffrer en millions d’euros annuels.
Sur l’ensemble de ces thématiques, le groupe EDF a lancé de nombreuses initiatives, dans toutes ses directions, toutes ses filiales. La tâche qui m’est confiée, en tant que DSI Groupe, est donc de canaliser cette énergie, plus encore que de la susciter. Et donc d’être capable de coordonner les initiatives, de les rationaliser, et d’en mesurer les effets. Pour cela nous avons construit une feuille de route qui traduit notre ambition dans de nombreux domaines, qu’ils relèvent de notre cœur de métier d’énergéticien, de notre relation avec nos près de 26 millions de clients, ou de la gestion de nos 160 000 salariés.
Nécessairement, dans chacun de ces domaines, la transformation numérique revêt des facettes bien différentes. Elle peut conduire à travailler sur des jumeaux numériques dans nos centrales nucléaires, à opérer à distance nos barrages via de la réalité augmentée, à développer des solutions pour la « Smart Home », ou à offrir à nos salariés une véritable « digital workplace ». Mais si l’on devait trouver deux constantes, ce serait d’une part tirer le meilleur parti de notre immense patrimoine de données, et d’autre part transformer en profondeur nos modes de fonctionnement.
On le voit donc, le défi de la transformation numérique est considérable. Si sa dimension technique est incontestable, c’est pourtant bien, comme souvent, sur le plan humain qu’il faudra porter la plus grande attention : accompagner la conduite du changement chez nos salariés, former nos développeurs et nos techniciens informatiques à ces bouleversements, faire évoluer nos modes de management et surtout notre relation au système d’information. Voilà un programme apte à occuper quelques générations de DSI…
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