Concevoir global pour réaliser avec cohérence : l'approche capacitaire renforcée
La conception des capacités futures de notre système de défense se joue sur le plateau collaboratif de la DGA et de l’EMA. Selon une nouvelle approche favorisant l’introduction d’innovations et la cohérence d’ensemble des opérations d’armement
Conception à l’échelle des capacités
La supériorité viendra du système de systèmes.
Loin de se limiter à une construction intellectuelle d’ingénieur, cette vision découle directement de l’évolution du besoin militaire pour faire face à des menaces de plus en plus diversifiées. Les effets militaires à produire sur le terrain résultent de plus en plus d’une combinaison de moyens coordonnés. A l’instar d’une défense sol-air qui doit se concevoir comme un réseau de radars et missiles face à des moyens aériens eux-mêmes en combat collaboratif. L’ère du duel est dépassée.
Cette nouvelle donne nous oblige à concevoir globalement notre système de défense. Une réponse par le niveau technologique des systèmes d’armes reste indispensable, mais n’est plus suffisante. Le remplacement système par système des moyens existants ne sera plus pertinent et une logique « système de systèmes » doit être mise en œuvre.
Dans la continuité des efforts déjà menés par la DGA au niveau des opérations d’armement, avec l’ingénierie système, et ceux menés avec l’EMA pour développer nos réflexions capacitaires autour des outils d’analyse fonctionnelle, l’instruction ministérielle 1618 complète notre arsenal avec l’approche capacitaire renforcée. En menant les réflexions avec les armées à l’échelle des effets militaires opérationnels, cette nouvelle approche capacitaire permet d’englober dans la conception tous les systèmes contributeurs dès l’origine, plutôt que de raisonner en silos programme par programme et de multiplier les gestions d’interface a posteriori.
Concevoir à cette échelle permet de caractériser de bout en bout les effets militaires et de mieux définir au départ la contribution attendue de chaque système pour garantir le succès des missions. A titre d’exemple, l’analyse à chaud de vidéos du Rafale et leur diffusion aux postes de commandement distants nécessite de synchroniser techniquement mais aussi calendairement les programmes MRTT Std2, Rafale F4, SYRACUSE 4, CONTACT et POD RECO NG, ce qui est difficilement appréhendable par un programme seul. L’apport crucial des fonctions transverses telles que la connectivité, la mise en réseau et le combat collaboratif est nativement pris en compte en travaillant à l’échelle des capacités. C’est pour cette raison que les prochaines capacités structurantes doivent être conçues selon l’approche capacitaire renforcée.
Echantillon des différentes technologies explorées pour la sauvegarde maritime
Réfléchir en termes de fonctions opérationnelles à réaliser et non de matériels à remplacer permet également de favoriser l’émergence d’architectures innovantes A titre d’exemple, si la future capacité de sauvegarde maritime continuera à s’appuyer sur les programmes d’avions de surveillance maritime et de patrouilleurs, l’approche capacitaire renforcée a permis d’évaluer l’intérêt d’introduire des drones à longue endurance, des ballons stratosphériques et des services d’imagerie satellitaire et de construire un modèle soutenable pour faire face à l’augmentation prévisible du trafic maritime. Elle a également permis de démontrer la nécessité de traitements de type Big Data et d’algorithmes d’aide à la décision à base d’intelligence artificielle, problématique transverse qui serait probablement restée orpheline dans une logique de remplacement en silos.
Une approche collaborative
La satisfaction des missions dépend des modes opérationnels, lesquels dépendent des équipements et technologies mis en œuvre. Le travail de conception est donc un travail itératif entre les savoir-faire opérationnels et la connaissance des technologies. C’est donc naturellement qu’on en vient à réfléchir ensemble, EMA/DGA/Armées/Industrie, directement autour de scénarios illustratifs des missions plutôt que de s’envoyer des versions de spécifications.
Les échanges autour de ces scénarios permettent aux ingénieurs de la DGA de mieux comprendre la façon d’opérer des militaires sur le terrain, en particulier grâce aux outils d’analyse fonctionnelle et aux laboratoires de travail de groupes pour décortiquer les scénarios sous forme de wargames. Les échanges permettent aussi aux opérationnels de mieux connaître les possibilités offertes par les nouvelles technologies, et de les visualiser sur leurs scénarios grâce aux outils de simulation. C’est cet échange direct et interactif des savoirs qui est le plus efficace. Les écrits viennent après.
Pour favoriser ce mode de travail collaboratif, le ministère des armées vient de se doter d’un plateau de plus de 110 m² sur le site de Balard, commun au SASD[1] de la DGA et à la division COCA[2] de l’état-major des armées. Conçu pour le travail de groupe, il bénéficie également de tous les moyens de connectivité avec les centres experts des armées, de la DGA, des offices de recherche et aussi de l’industrie pour visualiser des modèles ou des simulations qui tournent sur des serveurs distants. Les capacités de ce nouvel outil ont été présentées à la ministre des armées Florence Parly lors de sa visite le 14 octobre 2019.
Visite du plateau collaboratif par la ministre des armées
Une approche pragmatique
Si la conception se fait à l’échelle de la capacité entière, chaque système peut être lancé en réalisation par la ministre dès qu’il est défini, sans attendre d’avoir peaufiné les détails des autres. Exit la crainte de donner naissance à d’énormes programmes d’ensemble devant tout englober, rigides et ingérables une fois lancés !
De même, toutes les opérations ne nécessitent pas une approche capacitaire renforcée. Une analyse initiale est menée conjointement par le SASD et la division COCA pour déterminer s’il est pertinent de préparer une opération selon cette démarche d’ingénierie capacitaire. Par exemple, pour le remplacement des avions Hawkeye, il a été montré que seule une solution d’avion embarquée permet de répondre aux concepts de force de projection et d’auto-protection du porte-avions et que le marché de niche est peu propice au développement d’une nouvelle solution. Il a alors été décidé de présenter directement ce choix à la ministre sans dérouler d’étape préalable.
Enfin, imaginer pouvoir tout prévoir au démarrage est déjà impensable à l’échelle d’un programme et il est illusoire de rêver y arriver à l’échelle d’un système de systèmes. Ainsi, la cohérence de la conception initiale est assurée au travers d’éléments-clés de conception qui sont alloués à chaque programme contributeur et dont la tenue prévisionnelle est suivie périodiquement au fil des réalisations au travers de revues de cohérence capacitaire. En cas de dérives, ces revues permettront de lancer des compléments d’analyses ou de simulations afin de déduire les éventuels impacts opérationnels et de proposer les actions à instruire pour y remédier.
L’approche capacitaire renforcée a été expérimentée sur la capacité de sauvegarde maritime. L’apport potentiel de plus de 100 systèmes a été analysé afin de constituer 3 architectures matérielles différentes, plus ou moins en rupture avec les solutions en service.
Les modes opératoires de ces architectures ont pu être consolidés avec la marine autour de scénarios opérationnels sur le plateau collaboratif, même pour les matériels nouveaux. Après cette phase de consolidation, plus de 100.000 simulations par architecture ont permis d’évaluer statistiquement leur robustesse opérationnelle face à l’évolution prévisible du trafic maritime.
Au final, l’approche capacitaire renforcée a permis, en 18 mois seulement, de proposer à la ministre des orientations cohérentes sur un périmètre représentant 25% de l’activité de la marine nationale.
[1] SASD = Service d’Architecture du Système de Défense de la DGA
[2] COCA = division COhérence CApacitaire de l’EMA
Alexandre Lahousse, ICA, Architecte du système de défense «Aéromobilité, Surveillance et Protection» au SASD
Architecte du système de défense ‘Aéromobilité, Surveillance et Protection’ à la Direction générale de l’armement, après avoir été notamment directeur du programme NH90, responsable de la réforme cycle de vie au service du MCO, sous-directeur technique de l’AIA de Cuers-Pierrefeu et expert en structures aéronautiques à Toulouse.
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