PLACE DE L’HOMME DANS TOUT ÇA ?
Saul Bellow remarquait que : « La technologie a créé la conscience individuelle mais rien pour la remplir », s’interrogeant ainsi sur l’apport, la finalité et l’utilisation du progrès technologique. Cette observation venait quelque peu en contre-point de ce qu’avait affirmé André Malraux qui prévoyait que le XXIe siècle serait mystique ou ne serait pas.
C’est en Occident que sont nées les grandes évolutions de la science et que se sont développées, à partir de ces nouvelles connaissances, les principales applications techniques et technologiques qui ont profondément changé notre mode et notre cadre de vie. Ces applications, on ne peut le nier, ont contribué à améliorer les conditions de vie au niveau individuel.
C’est ainsi que l’apparition d’équipements électroménagers a permis de soulager les individus dans les tâches quotidiennes de leur vie courante. Les moyens de transports modernes (chemins de fer, paquebots et cargos, automobiles, avions) ont favorisé les échanges commerciaux en réduisant les temps de transport mais aussi le développement du tourisme. Dans le domaine de la Santé, l’électronique, l’informatique, les biotechnologies et les nanotechnologies ont permis des progrès indéniables. Les progrès ont touché bien d’autres domaines et en particulier la production industrielle. Dans un monde globalisé où s’est imposé le libre-échange, les objectifs de compétitivité et de réactivité se sont traduits par des délocalisations et une automatisation de plus en plus poussées, y compris dans les services.
Dans le même temps toutes ces évolutions ont transformé profondément l’organisation de la société. Après la révolution agricole, la révolution industrielle s’est traduite par une urbanisation de plus en plus forte, une diminution drastique de la population agricole et une certaine désertification du territoire non-urbain, une croissance démographique considérable; les deux combinées ayant une incidence environnementale non négligeable (sur les 70 dernières années la population mondiale a été multipliée par 3 et n’oublions pas qu’en plus de 40 siècles la population a été multipliée par 10 000).
Au cours du XXe siècle, une troisième vague est apparue comme l’appellent les époux Toffler. Fondée sur le progrès technique et tout particulièrement les potentialités offertes directement ou indirectement par l’informatique et les réseaux de communication, cette troisième vague va faire émerger une nouvelle civilisation après celle née de la révolution industrielle. Elle aura un impact sur le modèle économique issu de la civilisation industrielle, sur la structure familiale, sur les structures politiques, sur le comportement de chacun.
Boris Vian émettait un vœu en disant : « Ce qui m’intéresse , ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun ». En nous proposant sans arrêt à grand renfort de publicité des nouveaux produits et de nouveaux services qui nous sont présentés comme correspondant à nos attentes, est-on certain de procurer le bonheur de chacun.
En effet le progrès et notre modèle économique engendrent aussi des effets pervers préoccupants. Citons-en quelques-uns :
- Un récent rapport d’experts dénonce le déclin catastrophique du nombre d’oiseaux dans nos campagnes – diminution d’un tiers en quinze ans – du en particulier à la fin des jachères imposée par la politique agricole commune et à l’emploi massif de nitrates et de néonicotinoïdes qui participent au déclin des abeilles et des insectes en général mais aussi au déclin des plantes sauvages et donc à la diminution des graines. Cela a un impact sur toute la chaîne alimentaire.
- En matière de médecine et de biotechnologie, malgré leurs côtés très positifs on peut néanmoins, comme Axel Kahn se poser la question : Et l’homme dans tout ça ? et surtout comment va évoluer l’humanité et la société avec le détournement possible des biotechnologies, le clonage humain, avec les essais sur l’être humain, la recherche de l’immortalité ou du moins l’allongement de la durée de vie, avec la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui qui donnent une réponse au besoin d’enfant mais peuvent ne pas satisfaire les attentes des enfants…
- Dans le domaine où règnent les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), le scandale tout récent de Cambridge Analytica qui, à travers un sous-traitant, a pu utiliser les données personnelles sur Facebook de plusieurs dizaines de millions d’Américains pour orienter leurs votes lors de la dernière élection présidentielle, ne constitue qu’un des travers que peut représenter ce monde du numérique et de l’Internet. Dans L’Homme nu, Marc Dugain et Christophe Labbé notent tout d’abord qu’un écart croissant s’est creusé entre l’omniprésence de la technologie dans notre quotidien et le faible niveau de compréhension que nous en avons. Ils ajoutent que sans les réseaux sociaux, Daech n’aurait pas recruté comme il l’a fait, des milliers de combattants aux quatre coins du monde, en utilisant le pouvoir hypnotique d’Internet, pour aimanter en Occident des jeunes en perte de repères. Ils constatent que ce sont les États-Unis qui détiennent entre leurs mains l’annuaire du Web et collectent des masses de enseignements sur l’origine et la destination des connexions au niveau mondial. Enfin ils soulignent que les patrons de ces entreprises du Net, les plus grandes fortunes mondiales, défendent des idées libertaires en promouvant la liberté de l’individu vis-à-vis de l’État, lesquels livrent sans souci une part de leur intimité sur la toile et ne sont pas complètement conscients qu’ils sont suivis et conditionnés.
- En ce qui concerne la production, Monique Génelot constatait déjà, il y a une vingtaine d’années, que : « Le secteur industriel poussé par le dogme économique que le libre-échangisme débouche automatiquement sur le bien-être social, poussé également par le dogme de la nécessité des économies d’échelle, mais aussi par les aspirations dans nos sociétés à la réduction du temps de travail, a été amené à moderniser ses investissements productifs, avec en contrepartie les pertes massives d’emploi dans tous les secteurs. ». À cela on réplique souvent que les nouvelles technologies créent des emplois dans des métiers très qualifiés, mais leurs applications dans tous les secteurs et surtout désormais avec le développement de l’intelligence artificielle, la robotisation, elles suppriment beaucoup plus d’emplois dans des fonctions moins qualifiées. À titre d’exemple, un reportage récent montrait un centre de tri postal chinois où intervenaient de très nombreux robots et où il ne restait que quelques postes occupés par du personnel chargé de retourner les colis pour les présenter correctement aux machines. Ils finiront bien par être remplacés par des machines eux-aussi. Notons au passage que le mot robot est un mot tchèque, qui signifie à peu près corvée (rob, en ancien slave, signifie esclave), et qui est apparu pour la première fois dans une pièce de théâtre de science-fiction, R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) de Karel Čapek, dans laquelle des robots androïdes se révoltent et anéantissent l’humanité. Cette robotisation généralisée est assez paradoxale dans un pays de plus d’un milliard et demi d‘habitants qui ne peuvent pas tous être aptes à exercer des métiers de très haute qualification, ce qui risque d’augmenter le nombre de chômeurs. Le paradoxe est d’autant plus marqué que la globalisation avec son impératif de compétitivité ne fonctionne que si le marché rencontre des consommateurs, or pour être consommateur il faut avoir les ressources pour acheter et les indemnités de chômage ne permettent d’assurer que le nécessaire et encore pas toujours.
La terre étant un espace immense à l’échelle de l’individu mais néanmoins fini, peut-on continuer à promouvoir un modèle de croissance économique qui sous-tend implicitement un modèle de croissance démographique d’une part et qui s’accompagne d’une robotisation forcenée avec ses conséquences sur l’emploi ? Est-ce que le culte aveugle du progrès ne nous trompe pas comme l’écrit Jacques Ellul dans le Bluff technologique ? le progrès ne s’arrête pas, encore faut-il le dominer et ne pas s’y soumettre en capitulant sur notre spécificité d’être humain. Oscar Wilde, avec humour, déclarait qu’une question n’est jamais indiscrète ; c’est la réponse qui risque de l’être. L’humour a malheureusement peu de place dans le questionnement soulevé dans ce propos. Les réponses ne sont ni simples, ni faciles, ni évidentes et certainement pas dogmatiques, mais elles concernent tout le monde en répondant finalement à la question : quel avenir voulons-nous ?
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