« QU’ON ME DONNE L’ENVIE ! »
Les amicales consignes de notre cher rédacteur en chef qui ont conduit à cet article (lequel aurait même pu s’intituler « l’envie d’avoir envie ») n’ont pas manqué de me surprendre, d’abord parce que j’ignorais jusqu’ici sa passion pour notre Johnny national (à moins que ce ne soit pour les textes de Jean-Jacques Goldman, mais ce ne sont en tous cas pas des auteurs que j’ai vus cités jusqu’ici dans ses nombreux articles et éditoriaux – j’hésite à trancher si sa réponse à un défi sur ce sujet serait « je te promets » « je t’attends » ou « compte pas sur moi », toujours est-il que voir ces références voisiner avec Voltaire ou Camus témoigne bien de l’ouverture et de l’éclectisme de notre magazine !) ensuite parce qu’il n’entre pas dans ses habitudes de faire ainsi la promotion d’un péché capital.
L’envie, titre phare du disque « Gang », finement ciselé par Jean-Jacques Goldman (1985)
Cela dit, cela m’a incité à me replonger dans mes classiques, et à réaliser à quel point cette « envie d’avoir envie » nous ramène à des situations bien connues à la DGA et même d’une brûlante actualité : qu’on en juge par exemple à « qu’on me donne la peine pour que j’aime dormir, qu’on me donne le froid pour que j’aime la flamme » - la peine et le froid, voilà bien des ingrédients que notre environnement professionnel ne manque pas de fournir en abondance par les temps qui courent… Il est aussi bien possible que nombre d’entre nous, et je m’inclus à dessein dans ce « nous », rejoignent le corps de l’armement dans une situation où résonne ce « on m’a trop donné bien avant l’envie, j’ai oublié les rêves et les mercis, toutes ces choses qui avaient un prix… ».
Si la « passion armement » existe chez certains, pour d’autres le choix du corps est le fruit d’un attrait pour la technique, d’un goût pour le service qui tient plus du sens du devoir que d’une passion, sinon l’aboutissement ultime d’un parcours de bon élève et le résultat d’un dernier concours (de circonstances). Dans ce cas, la passion est au mieux à l’état de semence un peu enfouies, et il faut que le grain germe : c’est affaire de terrain et d’arrosage mais aussi de désir d’avancer vers un but (la métaphore fonctionne encore à peu près, la plante cherchant à aller vers la lumière…) - et c’est là qu’intervient cette « envie d’avoir envie » – évidemment positive, car elle n’est en rien convoitise - même si, au contraire des auteurs cités plus haut, je ne crois nullement que cette envie doive se nourrir de manques et de frustrations ! Mais nourrie, elle doit l’être – il peut être tentant pour une institution ou un manager de « tirer sur la corde » de la passion sans chercher particulièrement à l’alimenter, mais de même que le sportif ne peut être en compétition sans passer par des phases de récupération et d’entraînement, de même la passion, l’envie, doivent pouvoir se régénérer, trouver des espaces de respiration. Pour avoir « envie d’avoir envie », il faut aussi avoir confiance dans le fait que ses envies trouveront dans l’avenir matière à s’épanouir et se réaliser, qu’il soit possible à son niveau, dans une certaine mesure, de « permettre l’avenir » auquel on aspire.
Parlons donc du terrain, où les passions peuvent d’exprimer : la DGA et plus largement l’espace de jeu des ingénieurs de l’armement sont très souvent marqués par des décennies voire des siècles d’histoire (DGA Techniques terrestres est depuis 2022 sesquicentenaire, et d’autres établissements peuvent revendiquer des racines encore plus profondes) ; cultiver l’enracinement dans cette histoire, en connaître les grandes réalisations et les petites anecdotes, nourrit et donne du sens à l’action. J’ai observé avec beaucoup de joie la transmission entre des générations très éloignées (de 20 à 90 ans !) lors de la journée des anciens organisée dans le cadre du centenaire de DGA Maîtrise NRBC en 2022, et d’autres célébrations anniversaires (cette année du centre, il y a peu c’était du corps) illustrent bien cette force du passé, en tant que socle où puiser de quoi nous pousser en avant, sans nostalgie.
La question du sens, exprimée à longueur d’enquêtes sur les aspirations des jeunes générations, est évidemment fondamentale pour nourrir l’envie : pour qui et pour quoi travaillons nous ? Pour les passionnés de technique, voir fonctionner le système complexe auquel ils ont contribué est déjà une source de motivation, pour d’autres c’est l’effet final produit, ou la satisfaction de l’utilisateur qui seront clés. Participer aux campagnes de terrain à l’entraînement ou en opérations, mettre à profit la « période d’ouverture » pour les ingénieurs qui le souhaitent, sont autant d’occasions à exploiter pour se projeter très concrètement dans les enjeux et le résultat de notre action, rencontrer souvent aussi d’autres passionnés. L’observation d’une « militarité » plus marquée parmi les jeunes ingénieurs, loin d’être un épiphénomène justifiant la condescendance parfois observée chez quelques anciens, fait pour moi écho à cette aspiration à la proximité et au partage avec ceux pour qui nous travaillons, en tant que porteuse de sens et d’envie.
« Ainsi n’écoute jamais ceux qui te veulent servir en te conseillant de renoncer à l’une de tes aspirations. Tu la connais, ta vocation, à ce qu’elle pèse en toi. Et si tu la trahis c’est toi que tu défigures, mais sache que ta vérité se fera lentement car elle est naissance d’arbre et non trouvaille d’une formule » Saint-Exupéry, Citadelle, LVI
Mais comment aller de la terre où nous plongeons nos racines vers cette « lumière » que constitue la satisfaction de nos parties prenantes ? Je dois dire que j’aime et admire la technique du blob (qui c’est vrai ne cherche pas la lumière mais plutôt les flocons d’avoine !), capable d’explorer rapidement de multiples itinéraires pour arriver à ses fins. Accepterait-il se laisser conduire sur un parcours fixé d’avance, je n’en suis pas sûr : pourquoi en serait-il autrement d’un ingénieur de l’armement ? Claude Chenuil évoque dans son introduction le besoin de pouvoir proposer des améliorations au fonctionnement des services ; non seulement j’abonde dans son sens mais j’irai plus loin : laisser un espace de liberté pour adapter, transformer, inventer tous les processus qu’ils soient de fonctionnement ou de « production », me paraît indispensable ; encore mieux, proposer ces espaces, inviter les ingénieurs à explorer de nouvelles voies, à questionner les acquis avec discernement mais sans inhibition inutile (un de mes anciens maîtres parlait de « subversion adaptée »), sont des moyens utiles à éviter que l’envie d’aller plus loin, plus haut, ailleurs, ne se sclérose et finalement s’évapore.
« Regarde mes jardins où les jardiniers vont dans l’aube pour créer le printemps, ils ne discutent pas sur les pistils ni les corolles : ils sèment des graines » (Saint-Exupéry, ibid.)
Il en va de même du parcours professionnel, sujet qu’évoque également Patrick Aufort dans sa contribution à ce numéro : le dispositif de la DGA vise à faire se rencontrer au mieux les besoins de l’institution, les capacités de l’individu et ses aspirations. Perdre de vue ce troisième pilier, nécessaire à conférer au dispositif une vocation d’accompagnement et de développement qui ne soit pas seulement utilitaire, est aussi un moyen sûr de mettre l’envie sous l’étouffoir, et de produire des générations désenchantées.
Enfin, on l’aura déjà compris, il me semble qu’il s’agit pour l’entourage professionnel et notamment le management d’agir en jardinier - mais plutôt à l’anglaise (d’aucuns trouveront sans doute à regretter cette incursion outre-Manche !) : certes accompagner et si nécessaire guider la croissance de manière à produire une image harmonieuse, mais en se gardant de vouloir à toute force ordonner, aligner ni mettre dans l’axe. Il me semble aussi présomptueux qu’inutile d’inventorier ici des actions possibles pour faire grandir la passion, voire en élargir l’objet à partir de ses fondements initiaux : il suffit, je crois, de se reconnaître comme dépositaire de cet enjeu pour imaginer ce qui pourra, dans le contexte de l’endroit et du moment, nourrir chez ceux dont on a reçu la responsabilité l’envie, et l’envie d’avoir envie.
Bruno BELLIER, IGA, est directeur de DGA Maîtrise NRBC, pas tout à fait un jardin anglais mais en partie zone naturelle d’intérêt floristique et faunistique. Organiste amateur, il n’a jamais joué de Johnny Hallyday sur cet instrument.
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