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01 mars 2019

QUELLE RECHERCHE AVEC LES ATOMES FROIDS AUJOURD'HUI ?
UN EXEMPLE DE FORMATION PAR LA RECHERCHE.

La question est sur toutes les langues dès lors que j'explique le contenu de mes recherches aux profanes : et à quoi ça sert ?


Ce besoin d'utilité est profondément ancré en nous, et la réponse que je fournis (augmenter notre connaissance et compréhension du monde) déçoit bien souvent mes interlocuteurs. Dans ce hiatus inhérent à la recherche fondamentale s'affrontent deux visions antagonistes, l'une visant à découvrir, inventer, explorer, et l'autre à appliquer, trivialiser, systémiser. C'est l'affrontement du connu et de l'inconnu. L'« inutilité » de la recherche fondamentale est pourtant la source de bien des révolutions scientifiques et technologiques majeures (exemple : le laser). La recherche fondamentale se retrouve aujourd'hui coincée dans cet affrontement entre la volonté d'innovation, et le besoin d'application. À titre d'illustration, la logique dominante est le financement par projet, qui demande des « livrables », avec une feuille de route, des échéances précises, en somme une idée préconçue des résultats, s’accommodant mal du fonctionnement inhérent de la recherche fondamentale. Cette dernière, si elle permet les développements technologiques, ne doit pas y être restreinte, elle doit être « à ciel ouvert », et soutenue sur le long terme.

 

Malgré tout, les recherches que j'ai entreprises pendant les trois années de ma thèse ne sont pas dénuées d'intérêt pour notre société, et je vais tenter dans ce qui suit d'en esquisser les contours. Le domaine des atomes froids est né il y a quelques dizaines d'années grâce aux techniques de refroidissement par laser qui permettent de ralentir des atomes à des températures de l'ordre du microkelvin. Les atomes ainsi refroidis peuvent être sondés par laser avec une précision extrême, ouvrant la voie à la création de capteurs et senseurs d'une précision inégalée.

Les atomes froids sont utilisés de manière ininterrompue pour définir le temps grâce aux horloges atomiques. Dans ces horloges, les oscillations entre niveaux d'énergie des atomes permettent de compter les secondes. L'avantage de travailler avec des atomes froids est d'allonger le temps d'interrogation des atomes, et donc d'améliorer la précision de mesure de la fréquence atomique. Ces horloges (qui fonctionnent généralement avec des atomes de césium ou de rubidium) sont bien plus performantes que les horloges du système GPS par exemple (qui fonctionnent avec des atomes « chauds »). Elles pourraient à terme les remplacer (voir par exemple la mission ACES/ PHARAO du CNES, https://pharao.cnes.fr) pour améliorer la précision du positionnement. La maîtrise de cette technologie est primordiale pour la définition du temps, et pour envisager sereinement les améliorations aux systèmes de positionnement par satellite. Aujourd'hui, une nouvelle génération d'horloges, dites « optiques », surpasse d'encore plusieurs ordres de grandeur la précision des horloges atomiques. Elles font aussi appel aux atomes froids, en combinaison avec des lasers très étroits spectralement. Ces nouvelles horloges permettent de mesurer des effets extrêmement faibles comme par exemple le « redshift » gravitationnel.

Les atomes froids ne permettent pas seulement de mesurer le temps avec une grande précision, ils sont aussi utilisés pour mesurer des accélérations. Ainsi une « machine » d'atomes froids peut servir d'accéléromètre, de gyromètre ou encore de gravimètre. Ces senseurs ultra-sensibles sont cruciaux dans des applications comme la navigation inertielle, où les erreurs de positionnement se cumulent avec le temps. Très récemment, la jeune entreprise Muquans a conçu un gravimètre à atomes froids clé en main et transportable dont les performances égalent celles atteintes en laboratoire. Une collaboration entre l'entreprise iXBlue et le laboratoire photonique, numérique et nanosciences à Bordeaux (iXAtom) cherche à développer un accéléromètre compact et embarqué à base d'atomes froids.

Pour finir, les atomes froids constituent une plateforme très prometteuse pour la réalisation d'ordinateurs et simulateurs quantiques, dans lesquels les atomes sont les « bits ». L'un des enjeux de tels développements est de bien comprendre le rôle des interactions entre atomes, et comment elles affectent les propriétés physiques des « bits ». Mes recherches au laboratoire Kastler Brossel se sont concentrées sur une meilleure compréhension de ces interactions entre atomes froids, et sur la dynamique temporelle des atomes soumis à des champs lasers résonants. Nous avons observé par exemple un mécanisme de diffusion anormale qui a tendance à ralentir la décohérence des atomes.

Il est pourtant trop tôt encore pour savoir sous quelle forme émergera l'ordinateur quantique, et c'est grâce à une grande liberté de recherche et de temps que cela sera possible. Je termine mon propos en soulignant un autre intérêt de la recherche en atomes froids : elle donne une formation très complète. La conception et exploitation d'une expérience d'atomes froids requièrent des aptitudes en optique, électronique, informatique, mécanique, physique quantique, traitement des données..., ce qui couvre un spectre très large de savoir-faire. La gestion de l'ensemble des sous-systèmes d'une expérience, leur maintien opérationnel et leur mise en œuvre simultanée sont autant de compétences qu'un ingénieur acquière au cours de sa carrière, et pourtant tout ceci se passe dans un laboratoire de recherche fondamentale. Comme quoi, cette recherche n'est pas si « inutile ».

 

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