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01 mars 2020

Urgence climatique : concilier innovation disruptive et systémique

Une politique d’innovation qui s’appuierait exclusivement sur des technologies révolutionnaires, des start-ups à forte croissance, des avancées facilement démontrables mais ponctuelles, n’a aucune chance de répondre à l’ampleur et l’urgence des défis du dérèglement climatique si elle ne les intègre pas dans une approche systémique et ambitieuse. Cela implique notamment de soutenir dans la durée des programmes d’expérimentation très structurés qui fassent activement interagir tous les acteurs, de la recherche fondamentale aux grands groupes, aux politiques publiques, aux initiatives de mobilisation des communautés, à la finance et à la réglementation.


« La transformation profonde qu’exige le dérèglement climatique ne saurait reposer sur une course à la licorne »

La notion même d’innovation disruptive peut prêter à confusion. S’agit-il d’avancées scientifiques qui rendent obsolètes les technologies utilisées jusqu’ici ? Le caractère disruptif d’une innovation se mesure-t-il à son impact sur le marché ? Parle-t-on de son potentiel de transformation induite au-delà de la technologie ou du produit eux-mêmes ? Ces questions peuvent éviter, d’une part, l’illusion d’un consensus autour de l’innovation disruptive, voire d’une priorité absolue qui lui serait donnée par les politiques d’investissement sans compréhension commune de ce que cela signifie et, d’autre part, la réaction contraire qui s’opposerait globalement à de telles politiques par crainte des effets pervers de certains types d’innovation disruptive.

La réalité d’un dérèglement du climat est largement admise en Europe ; la part de responsabilité humaine dans ce dérèglement semble également reconnue par la majorité de nos concitoyens. L’idée que des améliorations incrémentales de nos modes de production, pratiques et usages ne suffiraient pas à contenir la hausse des températures en-deçà des 2°C et qu’une approche de transformation non-linéaire est indispensable commence à se répandre dans la conscience collective. L’action pour le climat et le concept de disruption se sont ainsi retrouvés associés dans le débat public, avec les possibles confusions et ambiguïtés évoquées ci-dessus.

Les autorités publiques cherchent à mettre en avant des réalisations concrètes, faciles à décrire et à quantifier, pour contrer les accusations d’inaction face aux défis climatiques. Il s’agit souvent de solutions ponctuelles, parfois efficaces mais d’impact limité si elles restent isolées. Les citoyens pressentent qu’une collection de solutions ponctuelles ne répond pas aux véritables enjeux mais ils ne donnent pas un mandat assez clair à leurs gouvernants pour présenter des plans d’action plus ambitieux et plus systémiques. Un autre frein à la décision publique et donc à la capacité d’investissement de moyen et long terme est le couplage, surtout en France, entre la priorité donnée aux enjeux climatiques et l’idéologie politique. Comme tout enjeu sociétal majeur, l’action pour le climat est éminemment politique, néanmoins l’ampleur du dérèglement climatique n’a que faire des logiques partisanes : celles-ci peuvent diverger sur les moyens pour répondre efficacement à ce dérèglement, pas sur l’estimation de son urgence ni de son intensité qui, elles, s’imposent à tous.

Certaines percées technologiques peuvent dégager de vraies perspectives. Ainsi, grâce aux avancées combinées de la recherche sur la mesure des émissions de gaz à effet de serre et de la conception de capteurs qui permettent enfin une précision satisfaisante à coûts modérés, les villes peuvent désormais fournir à leurs habitants des données en temps quasi-réel pour évaluer l’efficacité des politiques conduites mais aussi disposer de modèles plus réalistes, propres à changer les priorités d’investissement pour réduire les émissions. Un cœur logiciel mis à la disposition d’une large gamme de modélisateurs, de fournisseurs de services et d’utilisateurs bouleverse le marché de l’assurance contre les risques climatiques extrêmes, jusque là conditionné par quelques acteurs dominants dans une logique de boîte noire.

Néanmoins, ces percées, souvent nécessaires, ne peuvent prétendre à un impact significatif qu’avec d’autres leviers : montée en compétence des utilisateurs, modèles d’affaires inventifs, innovation financière, évolution des réglementations, changement des comportements, nouveaux modes de production. Des solutions prometteuses échouent à s’implémenter faute d’avoir identifié les besoins (exprimés ou latents) et les spécificités des segments de marché et des territoires au sein desquels elles pourraient contribuer à changer la donne. Pour débloquer le déploiement d’un programme d’aide internationale dans l’Est de l’Afrique, il a fallu mobiliser des experts en modélisation climatique, travailler sur des contrats innovants d’assurance multi-échelles, sur des législations nationales, sur de nouvelles approches intégrées de chaînes de production. Pour franchir un cap vers la rénovation de l’habitat à grande échelle, il a fallu réunir plusieurs dizaines de métiers de la construction, de la planification et de la finance, sortir avec eux d’une logique très ancrée en silos qui génère des milliards d’euros de pertes annuelles en France pour cause de non-qualité, puis initier une démarche intégrée sur des chantiers-tests, avec un objectif de massification à cinq ans.

On voit que le climat est rarement le moteur premier de l’action mais souvent un co-bénéfice de l’innovation sur d’autres défis. Si les enjeux climatiques ne sont pas identifiés en tant que tels, une politique d’innovation sectorielle ou industrielle échouera à leur répondre avec une ampleur pertinente ; en revanche, penser une innovation climatique disjointe des politiques sectorielles est voué à l’échec. Le climat n’est pas en compétition avec d’autres priorités économiques ou sociales : il est à la fois un paramètre dont chaque secteur doit urgemment prendre la mesure, y compris et surtout ceux qui ne s’estiment pas concernés, et une dimension transversale qui force les acteurs politiques et économiques à sortir d’une logique de silo sous contrôle exclusif et leur permet des développements en plus fortes intégration, cohérence et synergie.

Nous ne disons pas ici que des innovations de rupture ne seront pas nécessaires pour accélérer les transformations indispensables. Le point essentiel est que si un territoire, un pays, un continent n’identifient pas clairement leurs objectifs de transformation climatique, les leviers à actionner de manière coordonnée pour les atteindre, des priorités parmi ces objectifs qui répondent à leur identité et à leurs aspirations, s’ils ne définissent pas des trajectoires de transformation et un ensemble d’expérimentations et de retours d’expérience pour tester, affiner ou modifier la validité et l’impact de ces trajectoires, les innovations de rupture seront incapables de permettre cette transformation. EIT Climate-KIC a commencé à mettre en place cette approche depuis 2019 avec plusieurs dizaines de pays, régions et villes européens, dans les programmes « Deep Demonstrations » qui cherchent à dépasser des outils inadaptés d’analyse linéaire traditionnels et l’approche en silo qui prévaut à tous les échelons de décision. C’est dans la manière dont nous comprenons le risque et dont nous concevons la combinaison des leviers d’action possibles, les technologies de rupture n’étant qu’un de ces leviers, que réside le besoin le plus urgent d’innovation disruptive.

Innover sous forte contrainte temporelle : sécurité ou incertitude ? Innovation ponctuelle ou innovation systémique ?”Deep demonstration” est un exemple d’approche intégrée de transformation adaptée à un contexte incertain et complexe.

    
Thanh-Tâm Lê, ICA, Directeur général France et Méditerranée, Climate-KIC Holding B.V.
 
X91, docteur en mathématiques, Thanh- Tâm Lê a été enseignant-chercheur et directeur de l’enseignement à SUPAERO, puis directeur des masters à l’Ecole Polytechnique avant d’en créer et diriger la Graduate School. Il est actuellement directeur France et Méditerranée de Climate-KIC, le principal PPP européen pour l’innovation face au changement climatique. 
 

 

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