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01 octobre 2016

BÂTIR NOTRE SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE

Grâce à leur capacité à collecter et exploiter en masse des données de toutes sortes, quelques acteurs du numérique sont devenus des géants économiques et politiques, jouant un rôle prédominant dans le quotidien de millions d’individus. Progressivement, ils se substituent aux industries traditionnelles, voire à l’action publique. Dans ce contexte, comment rebâtir notre souveraineté ?


Le cyberespace : le quotidien d’une majorité de Français

Nous sommes tous des internautes : dans le monde (70% des plus de 15 ans) ou en France (95% des 12-60 ans), à l’exception provisoire des plus de 70 ans. Nous fournissons ainsi de plus en plus d’informations sur nous-mêmes, sur la société et sur le monde réel, qui deviennent le socle de nouveaux services pour le commerce, l’économie et bien d’autres activités. Le cyberespace est ainsi un vaste territoire de conquête économique, idéologique et sociale. C’est ce qu’ont bien compris certaines entreprises qui, depuis 10 ans, progressent patiemment et fermement pour en devenir les maîtres.

 

Des champions incontestables

Les services proposés par ces OTT (Over The Top, producteurs utilisant exclusivement l’Internet pour diffuser leurs services) montrent une diversité, une efficacité et une pertinence remarquables. Les seuls réseaux sociaux occidentaux récoltent des données sur plus de 2 milliards d’utilisateurs actifs, ce qui rend modeste le nombre de clients  des industries "palpables", comme Orange (250 millions) ou même Amazon (210 millions). Mais comment ces services, le plus souvent gratuits sur Internet, viennent-ils menacer les "vraies" industries ?

 

Écosystèmes d’innovation et désintermédiation

Les champions du cyberespace créent de véritables écosystèmes, nourrissant et contrôlant des milliers d’innovateurs avec qui ils partagent leurs ressources, enserrant des millions d’individus dans une gamme d’offres qui s’améliorent sans cesse via leurs synergies. Ces écosystèmes permettent d’inventorier, cataloguer et qualifier les usages de tous les habitants de la planète pour suggérer à chacun exactement ce qu’il recherche… parfois avant qu’il n’en soit lui-même conscient ! Cette capacité de mesure et de prédiction, s’appuyant sur le Big Data, permet de s’intercaler entre les fournisseurs et les clients grâce à une meilleure offre. Nombre de ces nouveaux champions ont ainsi débuté par la "désintermédiation" d’un ou plusieurs intermédiaires de la chaîne reliant le service aux clients. La plus typique est l’industrie du disque. Amazon est un exemple pour les livres.

 

Désintermédiation ? Non, ré-intermédiation !

Les désintermédiations ont toujours fait partie de la mécanique économique. En pratique, les désintermédiations complètes sont rares. On en trouve dans les industries culturelles (les "youtubeurs") ou dans l’économie du partage (AirBnB). Le plus souvent, les géants du numérique visent à imposer une nouvelle intermédiation, en conservant les anciennes filières dès lors qu’ils en prennent le contrôle et en s’intercalant dans la chaîne existante, afin de capter d’un côté les clients potentiels et de les vendre, de l’autre, aux fournisseurs concernés. C’est de la ré-intermédiation. Ainsi Amazon a-t-il quasiment renoncé à publier lui-même les livres, laissant le risque d’investissement aux éditeurs. Un cas extrême est celui de sites web qui détournent les services fournis gratuitement par l’État pour alimenter leur propre commerce.

Lorsqu’ils deviennent dominants, ces nouveaux intermédiaires contrôlent totalement leur filière. Booking ne laisse ainsi guère le choix aux hôteliers indépendants que de se rallier en lui versant 15 à 20% de commission et en ramenant son activité à celle de "loueur de murs propres" privé de la relation commerciale avec ses clients.

 

C’est le modèle des principaux champions : bâtir résolument, parfois à perte, des services gratuits, universels et de qualité, qui répondent à des besoins de première nécessité, récoltant ainsi pour chaque internaute un profil précis qui sera ensuite valorisé au mieux. Une fois ces profils en main, ils sont en mesure de réintermédier toutes les industries "physiques" : banque, assurance, télécommunications, transport, etc.

 

Des stratégies aussi employées pour le bien commun

Devant cette stratégie, chacun aimerait lutter mais se surprend à utiliser de plus en plus de ces services  voire à en faire la promotion "parce que c’est efficace et que je n’ai rien à cacher". Cette stratégie n’est en outre pas synonyme de volonté de domination et elle peut aussi servir le bien commun, ce qui vient troubler notre perception. En ouvrant son SDK aux développeurs du monde entier, Apple a injecté de la valeur dans l’économie. Wikipédia ou OpenStreetMap construisent des services universels qui sont de véritables points de résistance aux champions dominateurs. Waze propose un service impensable sans la contribution volontaire et assumée de ses utilisateurs.

La question n’est donc pas d’empêcher ces stratégies mais de les repérer, les utiliser à bon escient et, pour la puissance publique, les réguler lorsque nécessaire.

 

Un défi pour les services publics

Le service public n’échappe pas à la règle et peut aussi se retrouver désintermédié, réintermédié ou marginalisé dans une chaîne de valeur qu’il ne contrôle plus.  Faut-il ainsi se féliciter qu’une majorité des collectivités territoriales et que la totalité des ministères régaliens aient une page Facebook ? Pourquoi pas, dès lors que nous serions certains que ces "délégations" ont été réfléchies et assumées, qu’elles ne nous privent d’aucune capacité régalienne, qu’elles n’entravent pas notre capacité de réguler et d’imposer notre droit. Car ces grands acteurs peuvent devenir, au moins en partie, un vecteur de communication institutionnelle et revêtent parfois une vraie utilité publique, à l’image des initiatives SafetyCheck ou #PorteOuverte qui ont joué un rôle citoyen lors des derniers attentats.

La plus grande vigilance est donc de mise : un bref regard international montre que de nombreux gouvernements n’ont pas eu ces inquiétudes et ont abandonné des fonctions souveraines, comme ce pays voisin où l’on paye l’impôt sur les sociétés après connexion via Facebook, laissant ainsi le réseau social se constituer une information essentielle sur la vie économique du pays. La menace n’est d’ailleurs pas limitée à la concurrence directe. Elle peut aussi gêner les formes traditionnelles de régulation de par leur seule innovation (taxi et VTC par exemple).

 

À qui faire confiance ? L’État ou les multinationales ?

Dans le chaudron incandescent de la Silicon valley gorgé de grandes visions, de talents internationaux et de capitaux, les entrepreneurs agissent comme de modernes conquérants. Ils désirent sans fard "indexer tous les savoirs du monde", "conquérir la planète Mars", "vaincre la mort"… Sans toujours l’avoir consciemment décidé, ils jouent avec les attributs de la souveraineté : identité, monnaie, territoire. Ne leur manque que le monopole de la violence légitime.

L’efficacité de ces champions est-elle inaccessible à l’action publique, qui serait condamnée à observer ou à combattre ces nouveaux géants ? Non, l’État est au contraire dans une position favorable pour employer les mêmes méthodes et, en tant qu’organe de la Nation, il ne peut laisser une poignée d’entreprises décider seules de ce qui sera vu, connu ou pensé par des millions de nos concitoyens.

Il est urgent d’agir pour préserver notre souveraineté dans le cyberespace.

 

Promouvoir et favoriser l’éthique

La 1ère action consiste à favoriser les écosystèmes conformes à nos idéaux républicains. Cela commence par le strict respect de la vie privée, en prenant garde au sens que lui donnent les acteurs : pour certains, il s’agit de tout savoir sur chacun à condition de ne pas le partager ; pour d’autres, d’arrêter l’action dès qu’elle menace la vie privée. Attention donc aux discours de surface.

Il existe des entreprises éthiques qui respectent la vie privée. Ne faut-il pas les favoriser ? De même, n’y a-t-il pas une injustice à traiter de la même façon les entreprises qui se soumettent loyalement aux contraintes fiscales et celles qui réussissent à y échapper ? Souhaite-on vraiment propager le message peu encourageant : "si vous voulez être compétitifs, allez-vous installer ailleurs pour échapper aux contraintes de la République" ?

 

Se réintermédier soi-même pour survivre

La 2e action consiste à utiliser le numérique pour inventer un meilleur service public : les Wazers signalent spontanément les nids de poule… parce que c’est simple, sans risque et que cela rend service. Que ne rêverait-on d’une République où les citoyens participeraient activement à l’intérêt commun, devenant à la fois premier consommateur et premier contributeur des services publics ? Ne peut-on ainsi imaginer un "Waze" européen qui servirait de Cité virtuelle où chaque citoyen pourrait signaler les tracas des trajets et dont l’intégrité serait garantie par l’État ? Plus largement, ne peut-on forger un "gouvernement ouvert" qui autorisera une conduite plus collective des affaires publiques, acceptant le risque de transparence et parfois de contournement, pour permettre l’engagement réel de citoyens et la mobilisation de leur intelligence collective ?

La clef de la souveraineté est bien là : se ré-intermédier soi-même en devenant un écosystème d’innovation, pour éviter que quelqu’un d’autre ne le fasse avec des objectifs discutables. L’action publique est-elle prête ? Espérons-le, car c’est probablement la seule voie d’efficacité et de liberté.

 

Reprendre l’initiative : l’exemple de FranceConnect

FranceConnect est un dispositif d’identification des administrés français leur permettant de se connecter à l’ensemble des services d’e-administration et d’autoriser le transfert des données dont chacune d’entre elles dispose : finis les dossiers demandant des pièces justificatives déjà fournies !

FranceConnect vise à jouer le rôle de tiers de confiance neutre dans la circulation des informations concernant les usagers : les transferts entre deux administrations sont soumis au consentement de l’usager et strictement limités aux données nécessaires.

FranceConnect ne se pose pas comme référent de l’identité de chaque internaute : il fédère les identités fournies par différents acteurs ayant déjà procédé à une vérification formelle et laisse l’usager déterminer quelle identité il utilisera dans chaque service. La liste est pour l’instant courte (impôts, sécu, La Poste) mais ne demande qu’à grandir. Le procédé d’authentification est conforme au niveau d’exigence requis par les services proposés, par les données échangées, ainsi qu’avec le règlement européen eIDAS, qui vise à rendre interopérables les services en ligne des différents Etats.

Au-delà de la simplification, FranceConnect vise surtout à (ré)établir une chaîne de confiance entre l’administration et les citoyens : si demain FranceConnect remplaçait FacebookConnect sur tous les sites nationaux, ne serait-ce pas une façon efficace de reprendre en mains une partie de notre souveraineté numérique ?

 

    
Henri Verdier, ICA, Directeur interministériel du numérique
Normalien, entrepreneur, ancien président du pôle de compétitivité Cap Digital, Henri est aujourd’hui directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC).
 

 

    
Jérôme Gueydan, ICA, DSI de la division Innovation d’Orange
Expert en traitement d’images à la DGA, DSI des services du Premier ministre, DSI au ministère de la Défense, Jérôme est aujourd’hui en charge du Big Data et de la valorisation éthique des données chez Orange.
 

Auteurs

Henri VERDIER

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