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01 mars 2020

Imaginer au-delà : Red teaming, futurologie et science-fiction pour penser l’avenir autrement

Dessiner aujourd’hui les contours de la Défense dont devra se doter notre pays pour les 30 ans à venir nécessite, d’abord, d’être capable de franchir le mur de l’imaginaire. Paradoxalement, l'emballement technologique auquel nous faisons face nous en empêche. Existe-t-il un moyen efficace et fiable de percevoir le futur ? C’est l’objet de la démarche originale lancée par l’Agence de l’innovation de défense, baptisée Red Team...


« Il vaut mieux penser le changement que changer le pansement » (Francis Blanche)

Si vous demandez à un pilote de chasse à quoi devrait ressembler le vecteur de combat du futur, il va d’abord insister sur l’amélioration des capteurs. Immanquablement, il démontrera le besoin accru en charge offerte, notamment en terme d’emport de missiles air-air et de munitions air-sol aux effets améliorés. Nécessité corollaire : de plus gros moteurs, associés à un meilleur rendement pour une autonomie accrue. Bref, l’avion de combat idéal dans le futur sera… un avion de combat, sans doute plus gros !!

Nul besoin de décliner cet exemple, évidemment par trop caricatural, aux autres armées. Une petite plongée dans l’histoire militaire n’est pas longue à faire ressortir les exemples de ruptures introduites par un belligérant pendant que son adversaire se préparait à reproduire la guerre précédente… et il est vrai qu’il est naturellement difficile de se projeter de façon libre lorsque votre environnement vous conditionne. Dans un récent ouvrage, Michel Goya souligne justement combien la pression des conflits accélère les évolutions de toutes natures permettant aux armées de « s’adapter pour vaincre »1.

Imaginer les capacités dont nous devrions nous doter demain nécessite évidemment de dessiner, d’abord, les menaces futures. Un exercice encore plus ardu lorsqu’il s’agit d’anticiper les quarante prochaines années, voire plus.

L’accélération du rythme d’apparition de nouveautés technologiques dont, bien souvent, nous exagérons l’influence probable. Comme le cabinet Gartner l’a, en effet, très visuellement décrit, avec les 5 fameuses phases de sa courbe du « hype », l’emballement médiatique autour des produits nouveaux bride, assez paradoxalement, notre capacité de projection. L’Agence de l’innovation de défense propose donc un exercice absolument nouveau, en faisant appel à ceux qui le pratiquent quotidiennement, au premier rang desquels les auteurs de science-fiction. Florence Party, Ministre des Armées, a ainsi annoncé, en décembre 2019, le lancement de l'appel public à concurrence « Red Team », afin d’imaginer les menaces à très long terme. Ces recherches s’inscrivent dans le cadre de la loi de programmation militaire et de l’ensemble des efforts mis en œuvre par le Ministère des armées en matière d’innovation, afin de garantir la supériorité opérationnelle de nos armés et l’autonomie stratégique de la France.Imaginer le « quoi » mais aussi le « comment »

L’idée de la Red Team est, originellement, tirée d’une pratique reconnue pour son efficacité au seins des forces armées, américaines d’abord, puis alliées ensuite : constituer des équipes spécialisées qui endossent le rôle d’un ennemi. Durant la guerre froide, elles employaient alors les techniques, les tactiques et, parfois même, les équipements de l’Armée Rouge afin d’entraîner les unités combattantes dans les conditions les plus réalistes possibles. Ce travail permet de valoriser nos entraînements au plus niveau, en tirer un retour d’expérience nominal et faire évoluer nos techniques d’emploi. Le bénéfice est évidemment maximal lorsque les idées développées par ces « agresseurs » sont les plus surprenantes.

Il s’agit en fait de compléter une approche classique de la prospective technologique, fondée sur l’analyse des évolutions technologiques et de leur potentiel intrinsèque, par une réflexion sur l’usage de ces évolutions par un adversaire potentiel. Le red teaming peut alors prendre plusieurs formes, non seulement celle de l’incarnation de l’ennemi potentiel, mais aussi celle de l’avocat du diable, celui qui vient remettre en cause les hypothèses sur lesquelles est construite la préparation du futur pour s’assurer in fine de leur validité et de leur robustesse 2.

Introduire une pensée hétérodoxe

Outre l’introduction de cette approche, la démarche engagée vise également à introduire dans le système des modes de pensée originaux, des logiques différentes de celles poursuivies dans les démarches traditionnelles de prospective. Cela peut en particulier passer par une réflexion sans contrainte (les Anglo-saxons parlent de blue sky), qui permet d’explorer réellement de nouveaux espaces là où la prospective classique vient plutôt exploiter des connaissances déjà cadrées. D’où l’appel à des nouveaux talents, auteurs de science-fiction, « futurologues », scénaristes.

Les travaux de cette équipe (classifiés pour ne pas susciter d’authentiques mauvaises idées…), auront pour ambition, en « perçant » le mur de l’imaginaire d’élaborer des scénarios disruptifs de menaces ou de conflits auxquels nous pourrions être confrontés à un horizon d’au moins quatre décennies.

Autour de cette « Red Team » proprement dite, une autre équipe, rassemblant des membres de chaque organisme du ministère des armées. C’est elle qui sera chargée d'orienter les efforts d'innovation du ministère des Armées, en imaginant les parades les plus adaptées à l’adversité prédite. Quelles seront les capacités de nos armées, prévisibles à cet horizon, mises à mal par ces scénarios disruptifs, si tant est qu’elles le soient ? Corollaire : comment devrons-nous modifier nos « trajectoires programmatiques » ? Autrement écrit : de quelle organisation et de quels équipements nous doter pour y faire face ?

Imaginer un futur cauchemardesque, très décalé par rapport de notre zone de confort, et se préparer à y répondre, c’est, sans doute avant tout, la première mission de notre ministère – tout en sachant raison garder : comme le rappelle encore Michel Goya « on s’aperçoit bien souvent que les auteurs de science-fiction, qui peuvent déployer leur imagination sans contraintes, ont anticipé beaucoup de choses. Comme l’immense majorité ne prévoit cependant rien d’intéressant et qu’il est difficile a priori de déceler les visionnaires, cette constatation n’est guère opératoire » - mais c’est pour relever en parallèle que H.G. Wells avait imaginé dès 1913 une guerre à base de « bombes atomiques », dans un ouvrage dont le physicien Leo Szilard (l’un des tout premiers scientifiques à avoir envisagé l’usage militaire de l’énergie nucléaire et le premier à en avoir breveté le principe) a reconnu qu’il l’avait influencé.

Il ne s’agit donc pas de remplacer une approche structurée par une autre non contrainte, mais de tirer parti de leur complémentarité. Pour bien innover, il faut aussi être capable de bien rêver. Et accepter que la fiction bouscule des prévisions qui, trop incrémentales, trop déterministes, se révèleraient inadaptées.

Prévoir les ruptures futures : une gageure perdue d’avance ?

Lorsque le sans-fil sera utilisé de manière parfaite, l’ensemble de la Terre sera transformé en un gigantesque cerveau, ce que la Terre est déjà dans les faits puisque toutes choses ne sont que les particules d’un même ensemble rythmé et authentique. Nous serons capables de communiquer les uns avec les autres instantanément, quelle que soit la distance. Ce n’est pas tout : grâce à la télévision et au téléphone, nous pourrons nous voir et nous entendre aussi parfaitement que si nous étions face à face, même si nous sommes éloignés par des milliers de kilomètres ; et les machines qui nous permettront d’accomplir ceci seront incroyablement plus simples que le téléphone actuel. Un homme pourra en transporter une dans la poche de son veston. »

Cette description, quasiment photographique, de notre quotidien, revient à un certain Nikola Tesla, alors en 1926… Le futur des choses impossibles est donc, malgré tout, prévisible ! 


1. S’adapter pour vaincre, 2019 (Perrin)

2. On ne saurait trop recommander à ce sujet la lecture du deuxième tome des Décisions absurdes (Folio) de Christian Morel, l’« avocat du diable » figurant en bonne place parmi les « méta-règles » de la décision fiable que décrit cet auteur.

    
Bruno Bellier, ICA
Chef de la division « stratégie et technologies de défense », Agence de l’innovation de défense
 
Après une carrière alternant des postes d’expertise, de management et d’inspection dans son domaine de spécialité (la défense NRBC) avec des postes transverses à la direction des opérations et à la DRH, Bruno Bellier a rejoint à sa création l’Agence de l’innovation de défense.
 
Jean-Christophe « Boris » Boëri
Adjoint « forces armées » au directeur de l’Agence de l’innovation de défense
 
La vie de Jean-Christophe, pilote de chasse et d’hélicoptère, se partageait au sein de l’armée de l’air entre les opérations et la préparation de l’avenir, avant de prendre part à la création de l’Agence de l’innovation. 
 

  

Auteurs

Jean-Christophe Boëri

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