COMMENT L’ÉTAT FRANÇAIS PEUT-IL EXERCER SA SOUVERAINETÉ DE DÉFENSE VIS-À-VIS D’ACTIONNAIRES ÉTRANGERS DÉLOYAUX ?
Face à un industriel étranger, prédateur déloyal, qui souhaite accéder à des technologies ou des savoir-faire français sensibles voire critiques, de quels moyens dispose l’État français ? Parallèle avec les États-Unis et les « Proxy ».
La mondialisation est un fait. Nous devons en tirer les conséquences et anticiper sur les risques associés. Si un industriel et/ou un fonds d’investissement « prédateur » souhaite acquérir une technologie, il sera souvent opportun d’acquérir l’industriel compétent. La liberté d’acquisition, qui est le principe, est encadrée en France pour quelques secteurs. Pour la Défense, et de façon plus générale pour ce que l’État juge stratégique, comme les domaines de l’électricité, du gaz et des hydrocarbures par exemple, l’État peut s’inviter à la table des négociations entre l’acquéreur et le vendeur.
Ainsi, la définition des secteurs stratégiques est large et est encadrée en France par le code monétaire et financier, modifié par le décret dit « Montebourg », du 14 Mai 2014, qui liste la Défense et la cryptologie mais aussi intégrité, sécurité et continuité de l’approvisionnement ou de l’exploitation de secteurs (communications électroniques ou transport) ou d’opérateurs d’importance vitale.
Les acquisitions dans ces secteurs stratégiques, dites IEF1, donneront lieu à autorisation préalable de l’État. Ainsi, les conseils de l’acquéreur devront se conformer à un processus piloté en France par la direction générale du Trésor.
L’État exerce sa souveraineté à trois niveaux (amont du process IEF, ou aval) et peut « limiter la casse » dans une opération éligible aux IEF
- En amont du processus IEF : cette activité est désormais pilotée par le SISSE (Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques)2. Son positionnement lui permet d’avoir très tôt une vision de la réelle sensibilité de l’activité – est-elle stratégique et/ou est-elle unique ou substituable ? Les services de l’État qu’il associe en amont des acquisitions peuvent alors en partie influer sur les décisions à venir.
- Via le processus d’investissements étrangers cité supra. Après déclaration de l’éligibilité à la procédure IEF, la DG du Trésor dispose de deux mois pour approuver ou non l’acquisition ou émettre des conditions à l’acquisition.
Celles-ci se traduisent alors dans une lettre d’engagement entre l’État et l’acquéreur, engagement de haut niveau très qualitatif. Elle engage par exemple l’acquéreur à positionner dans son management à certains postes clés des personnels habilités ou à maintenir voire à développer des équipes et des investissements de R&T ou R&D. Les lettres d’engagement ne sont en général pas quantifiées précisément. C’est un point de vigilance vis-à-vis d’acteurs déloyaux.
- L’État peut enfin, intervenir en aval du processus IEF c’est-à-dire dans le suivi de ces lettres d’engagements État-acquéreur. Il possède le droit de contrôler, par exemple via des audits, la bonne application des engagements. L’État possède le droit de sanctionner l’acquéreur peu scrupuleux qui ne tiendrait pas ses engagements. En outre, l’absence de déclaration d’acquisition relevant des IEF à l’État par un acteur déloyal peut être sanctionnée a posteriori avec des amendes d’un montant du double du montant de la transaction.
En sus de ces moyens « classiques procéduraux », l’État a un rôle clé d’influence et d’accompagnement en phase amont du processus
- En amont, le SISSE précité peut avoir un rôle d’influence et d’accompagnement. Ainsi, par exemple, si un acquéreur potentiel industriel est connu pour avoir déjà réalisé une opération d’acquisition qui s’est soldée par un « pillage » de la R&D&T et par l’ouverture d’une usine dans un autre pays à faible coût de main d’œuvre, il peut être « black listé » car dans le cas d’un acteur déloyal, la méfiance influencera les processus et les prises de garanties par l’État, voire ses contrôles seront forcément plus tatillons et incisifs.
- Il est intéressant d’effectuer un bref comparatif avec les États-Unis et le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States)3.
Le contrôle exercé par le gouvernement américain via le CFIUS et les « Proxy » peut être aussi extrêmement important et à spectre encore plus large que les IEF
- Le mandat du CFIUS, élargi par la loi FINSA (Foreign Investment and National Security Act) de 2007, lui donne compétence sur tous les investissements étrangers pouvant avoir un impact sur la « sécurité nationale ». A contrario de la France, qui a défini dans le décret de 2014 supra les secteurs stratégiques, la notion de souveraineté s’exerce aux États-Unis en l’absence de définition légale de la « sécurité nationale ».
- Le CFIUS peut interdire l’opération ou peut exiger la mise en place de mesures d’atténuation4 qui peuvent prendre différentes formes, par exemple :
- que seules des personnes autorisées aient accès à certaines technologies ou informations ;
- établir un Comité de Sécurité Interne et nommer un agent de sécurité approuvé par le gouvernement américain ;
- que seuls des citoyens américains aient accès à certains produits et services ;
- accorder au gouvernement américain le droit d’examiner certaines décisions commerciales, voire de les refuser si elles suscitent des inquiétudes quant à la sécurité nationale ;
- informer le gouvernement américain de l’introduction de matériaux, de la modification ou de l’abandon d’un produit.
- La mise en œuvre de ces mesures est assurée par différentes méthodes, notamment des vérifications de conformité sur site et des mesures correctives.
- La mesure d’atténuation par mandataire (dite « proxy ») requiert la création d’un « proxy board », exclusivement composé de citoyens américains. Dans cette configuration, l’investisseur étranger renonce à la plupart de ses droits sur l’entreprise américaine. Ce « proxy board » est issu d’un « Proxy Agreement » (PA) ou d’un « Voting trust agreement » (VTA).
- Les membres du « proxy board » doivent résider aux États-Unis et être éligibles à l’habilitation Secret défense.
- Sous le régime PA, les « proxy holders » exercent leurs droits de vote à la place de l’investisseur étranger et leurs prérogatives managériales de façon totalement indépendante.
- Sous celui du VTA, les « voting trustees » détiennent les titres légaux.
- Les membres du « Proxy board » sont en général trois dans le cadre d’un PA ou d’un VTA.
- Pour un « Special Security Agreement » (SSA), l’investisseur étranger peut nommer un représentant au sein du Conseil d’administration existant - un « Inside director » - qui n’aura pas d’habilitation de sécurité et donc pas d’accès aux informations classifiées.
En 2015, j’ai commencé une réflexion sur l’évolution de la procédure IEF en France auprès des services du Premier ministre avec Jean-Paul Herteman (Safran) et le CGA qui ne demanderait qu’à être relancée...
La différence des décretsLe contrôle des investissements étrangers est régi par la loi n°2004-1343 du 09/12/04 du code monétaire et financier et appliqué par le décret n°2005- 1739 du 30/12/05, amendé par le décret n°2012-691 du 07/05/2012 et le décret n° 2014-479 du 14/05/2014. Préalablement à ce dernier décret, étaient soumis à autorisation préalable les investissements étrangers dans les activités pouvant porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale, ainsi que celles de recherche, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives. Depuis, le décret du 14 mai 2014 (« décret Alstom »), les activités couvertes portent également sur des produits, matériels ou prestations de services essentiels à la préservation des intérêts de la France dans six nouveaux secteurs économiques : l’approvisionnement en énergie et en eau, les réseaux et services de transport et de communications électroniques, les établissements, installations et ouvrages d’importance vitale au sens du code de la défense, et le secteur de la santé. L’autorisation est toujours donnée par le ministère de l’Économie, assortie, le cas échéant, de conditions d’engagements pris par le repreneur. Concernant la Défense, les engagements sont négociés avec le repreneur par la DGA et transmis au ministère de l’Économie pour prise en compte dans l’autorisation. Depuis 2012, 121 dossiers ont été analysés, 72 ont fait l’objet de Lettre d’Engament vis-à-vis de la Défense. Les États Unis sont la première nation représentée parmi les investisseurs (41 dossiers), loin devant l’Allemagne… Denis Plane |
1) Investissements étrangers en France.
2) Ce service est notamment proche des services de renseignement, de la Gendarmerie, des Ambassades, des Préfectures et aussi de services déconcentrés de l’État. Il possède d’ailleurs son propre réseau de correspondants, dits DISSE, dans les régions.
3) Pour ceux qui souhaitent creuser le sujet, un lien de référence est : http://www.dss.mil/isp/foci/foci_faqs.html#12
4) De 2009 à 2014, 8 % des dossiers ont fait l’objet de telles mesures.
Jean-Christophe Martin, ICA, MarencyConsulting, consultant.
Conseiller Senior auprès du Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques (CISSE) Jean-Christophe a commencé au LRBA en 1986 et en est devenu le n° 2 en 1998. Rapporteur général à la Cour des Comptes, il a contrôlé notamment les activités de la DGAC. Expert à la Commission Européenne sur Galileo, il a présidé la « Task Force Signal » qui définît ses signaux. Depuis, il est consultant, conseiller pour les services du Premier ministre (D2IE) et du CISSE.
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