L’AVENTURE DES MOTEURS
A l’heure où le moteur CFM56 atteint le cap du milliard d’heures de vol sur Boeing 737 et autres Airbus A320, difficile de se rappeler ses débuts délicats. Pourtant, les premiers clients qui soutinrent son démarrage poussif ne furent autre que les avions ravitailleurs KC-135 de l’Armée de l’air et de l’US Air Force ! Cette dernière reste à ce jour le plus grand opérateur de CFM56. Grand visionnaire, notre camarade René Ravaud, artisan de cette success story transatlantique, avait bien compris cette nécessaire dualité, déjà esquissée avec l’Olympus du Concorde. Transformant une société 100% militaire issue des décombres de l’après-guerre, il a amené SNECMA à devenir un motoriste international civil de premier plan grâce à un partenariat 50/50 inédit, simple mais puissant, avec l’américain General Electric.
SNECMA, maintenant Safran Aircraft Engines, était toutefois condamnée à l’exploit : pour survivre et rester compétitif sur un marché avec très peu d’acteurs, un motoriste n’a en effet pas d’autre choix que de faire vivre la rétroaction entre le monde militaire et le monde civil.
Du militaire au civil…
Des racines historiques
La synergie entre ces deux domaines est au cœur du développement technologique des turboréacteurs : les tous premiers avions à réaction civils le furent uniquement grâce au développement de leur pendant militaire. Le Boeing 707 a par exemple largement bénéficié du réacteur Pratt & Whitney J57 : développé pour le bombardier B-52, il a aussi équipé un grand nombre de chasseurs, bombardiers et autres avions de ligne.
Ce volume d’applications permet d’assurer une masse critique, et d’initier une famille de produit, déclinée selon les besoins propres des différents porteurs. Tous peuvent ensuite profiter d’améliorations incrémentales, réduisant notamment la maintenance ou la consommation de carburant.
La complexité des turboréacteurs est en effet telle qu’il n’est pas envisageable d’innover à partir d’une page blanche. Les turboréacteurs modernes sont ainsi majoritairement le fruit de la lente métamorphose des premières machines des années 50. Par exemple, Boeing 747 et F-35 sont tous deux propulsés par des descendants quasi-directs du J57 !
Arbre généalogique des produits militaires et civils de Pratt & Whitney
Une aventure industrielle sur le temps long
En particulier, les parties chaudes du moteur, fonctionnant dans des conditions de température et de contraintes mécaniques infernales, nécessitent des technologies clés pour être performantes. Pour ces dernières, le ticket d’entrée est si considérable qu’il ne peut qu’être financé par des Etats dans le cadre de besoins militaires. Et quand bien même ce financement serait acquis, reste à mener à bien l’investissement industriel mais surtout humain, pour lequel seul le temps est l’étalon du succès. Métallurgie des poudres, superalliages, fonderie monocristalline : ces techniques très spécialisées nécessitent un savoir-faire bâti sur la durée, et souvent dans la douleur d’interminables essais et erreurs.
Pour ces raisons, seule une poignée de nations dans le monde sont capables de produire des aubes de turbines monocristallines pour les turboréacteurs modernes. La Chine, malgré sa force de frappe gigantesque et plusieurs décennies d’effort, n’a toujours pas pleinement abouti à un moteur militaire souverain et performant. C’est pour cela qu’Airbus et Safran ont racheté très récemment Aubert et Duval afin de pérenniser leurs compétences industrielles stratégiques.
Une fois levé ce verrou des parties chaudes, c’est alors l’occasion d’en dériver tous azimuts des applications civiles. Compétitives, d’une part, car issues d’un besoin de performance militaire, et à un coût raisonnable, d’autre part, car les outils industriels les plus spécialisés auront déjà été mis en place. Ainsi, le CFM56 a été développé à partir du F404 de General Electric, et ce choix d’architecture se retrouve dans le partenariat General Electric - Safran, où l’américain est chargé des parties chaudes, et Safran, des parties froides.
René Ravaud, un grand industriel de l’aéronautique
Ingénieur général, X40, René Ravaud aura dirigé la Snecma de 1971 à 1982. C’est sous sa direction que cette dernière se sera lancée dans l’aventure de l’aéronautique civile avec l’accord conclu avec General Electric. En dix ans, il aura transformé une société qui se pensait arsenal d’Etat en un compétiteur international qui réalise plus de la moitié de son chiffre d’affaires à l’exportation. Il aura en même temps préservé la capacité nationale à concevoir ses propres réacteurs militaires, en particulier le M53 du Mirage 2000.
Référence : Torres, F. (2020) Réné Ravaud, une vie pour l’industrie, First Editions
Cette démarche de réutilisation d’un corps haute pression a traversé les époques, et c’est encore un passage incontournable pour la robustesse d’une gamme de moteur : pour Safran Aircraft Engines, le SAM146 et le TP400 sont notoirement dérivés des parties chaudes du moteur du Rafale, le M88.
… et du civil au militaire
Des acteurs duaux
Si dans les débuts des turboréacteurs, le chiffre d’affaires était quasiment 100% militaire, depuis une quarantaine d’années, le marché civil est la force motrice du secteur aéronautique.
Aussi, la culture civile rejaillit et transforme même la perception de l’aéronautique militaire : la sécurité ou navigabilité, la disponibilité et le coût de possession deviennent des sujets d’intérêt pour la presse et le politique. Dans un monde où le coût unitaire augmente, on ne peut plus faire appel à des flottes pléthoriques pour masquer le manque de fiabilité. Le soutien devient un sujet central qui est désormais mieux anticipé dans les programmes d’armement.
Mais aussi des produits civils duaux ou faiblement militarisés
Pour limiter les coûts de développement, il est intéressant de réutiliser des plateformes civiles afin de se concentrer sur les systèmes à bord purement militaires. Aussi, mis à part pour les avions de chasse, la plupart des moteurs sont achetés sur étagère.
S’agissant des hélicoptères, la quasi-totalité de la flotte française est motorisée par Safran Helicopter Engines (ex-Turbomeca). Les spécificités militaires sont faibles et les adaptations afférentes sont portées au niveau de l’hélicoptère : des filtres limitent l’ingestion de sable pour les opérations en Afrique et les gaz chauds sont déviés et dilués pour se protéger des missiles ennemis.
Ces deux dualités limitent les coûts et facilitent l’adoption de standards communs.
L’US Air Force : premier et plus gros client du moteur civil CFM56 pour les ravitailleurs KC135
Un H160 civil pour le marché pétrolier en mer
Les enjeux de la dualité
Numérique et propriété de la donnée
Le numérique est introduit au cœur de ces produits, non pas par technologisme excessif mais pour mieux comprendre le comportement en utilisation et prédire les dégradations futures. Cet usage de la donnée a pour but de réduire les coûts de maintenance et donc de possession.
Se pose alors la question de la propriété de ces données : le ministère des armées est un très gros exploitant, et il est normal qu’une partie des économies réalisées lui revienne. Il s’agit donc d’un véritable enjeu politique et de souveraineté : cette valeur ajoutée doit être partagée entre le concepteur privé et l’exploitant public, sur nos flottes et à l’export. La DMAé poursuit cette ambition avec le développement d’un système d’information multi-flottes dénommé Brasidas.
Navigabilité
Pour permettre cette dualité d’acteurs et de produits, les environnements réglementaires d’exploitation se doivent d’être les plus similaires possibles.
Dans le domaine civil, la création de l’EASA au début des années 2000 a permis d’unifier les certifications civiles dans tous les domaines : de la formation en aéroclub à la définition de l’A380.
L’exploitation étatique n’est pas couverte par la convention de Chicago de 1944 et des réglementations nationales doivent les prendre en compte. Dans le même élan politique que l’agence unique pour le civil, un standard militaire européen a été développé par l’Agence Européenne de Défense : les European Military Airworthiness Requirements ou EMAR. Ce standard dérivé du civil harmonise les exigences et favorise les coopérations ! L’Australie non partie l’a même repris pour son usage !
Il n’y a toutefois pas d’agence commune, chaque Etat reste maître de la navigabilité de ses aéronefs.
Culture du soutien et du service : adossement aux programmes civils
Les moteurs sont un équipement essentiel des programmes militaires où peu d’acteurs sont présents. Il fait partie du porteur par opposition au système de mission (ordinateurs, capteurs) qui est souvent peu mis à niveau au cours de la longue vie d’un programme. Ce marché est donc stratégique et captif pour le client étatique : il est donc intéressant de réutiliser l’existant civil pour ne pas être le seul client d’un marché et donc faire baisser les coûts par le jeu de la concurrence.
Un H160M Guépard pour les frégates de la Marine Nationale
Dans ces cas-là, l’Etat achète également le plus souvent le service associé pour bénéficier de l’effet de masse du marché. Il y a deux niveaux possibles qui sont deux niveaux de dépendance acceptée :
• l’achat sur étagère : c’est le cas des moteurs d’hélicoptères intégrés sur des porteurs militarisés.
• location de flottes civiles : l’Etat achète des heures de vol et ne s’occupe plus de la mise en œuvre. Ce schéma est utilisé pour le secours en mer avec des équipages marins.
Cette synergie de marchés permet des coûts acceptables pour le contribuable mais elle nécessite un changement de mentalités car elle bouscule les habitudes. En effet, l’Etat n’est pas propriétaire de la définition dans le premier cas et même du matériel dans le deuxième !
Conclusion :
Pour le B-52, qui grâce au J57 a largement initié l’ère du jet, la boucle est aujourd’hui bouclée. Qui à l’époque aurait pu prédire qu’il serait un jour remotorisé par un moteur civil Rolls Royce utilisé sur avion d’affaire ?
Le légendaire B52 sera remotorisé avec des moteurs de business jets !
A l’heure où le civil et le militaire se nourrissent plus que jamais l’un de l’autre, et que le monde s’interroge sur un nécessaire retour à une économie de production de masse des systèmes d’arme, la véritable résilience n’est-elle pas à trouver dans un adossement au civil et une généralisation des achats sur étagère ?
La militarisation rapide de drones civils en Ukraine a démontré l’agilité nécessaire dans un conflit. Elle pose aussi la question de la valeur : si le système civil remplit 90% du besoin, est-il pertinent de se lancer dans un développement spécifique ?
Une politique industrielle de l’armement se doit d’y répondre : développer les technologies clés pour les besoins souverains pour les chasseurs et se libérer de la marge financière en s’adossant au civil quand c’est possible. Celle-ci permet d’accroître la robustesse de notre défense (mutualisation des stocks civils) et fait émerger des champions technologiques comme Safran à l’international.
Architecte moteurs hélicoptères et Mirage 2000, DGA
Il a suivi un Mastère Spécialisé en Management de Projets. Pilote des corps techniques, il commence sa carrière chez Safran Aircraft Engines sur le développement de réacteurs de 2030 puis rejoint la DGA comme architecte moteurs sur les programmes Tigre, Guépard et Mirage 2000. Il est depuis 2020 trésorier de la CAIA.
Architecte plateforme Guépard, DGA
Il est en charge, au profit du programme Hélicoptère Interarmées léger (HIL), du développement de la plateforme du futur hélicoptère Guépard, dérivé du H160B civil d’Airbus Helicopters. Il a précédemment occupé plusieurs fonctions dans le domaine de la propulsion aéronautique, au sein de la R&D d’aubes de turbine de Safran, et à la DGA, notamment sur le M88, le moteur du Rafale.
Auteurs
En 2024, il rejoint la Direction Générale du Trésor. Voir les 2 Voir les autres publications de l’auteur(trice)
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