LES BIENS À DOUBLE USAGE
Le contrôle des exportations des biens à double usage : un délicat équilibre économique, sécuritaire et diplomatique.
Qu’est-ce qu’un bien à double usage ?
Les « biens à double usage » (BDU) sont les produits, y compris les logiciels et les technologies, susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire. Une centrifugeuse à gaz permet d’enrichir de l’uranium, soit faiblement pour les centrales nucléaires, soit hautement pour les armes. Un réacteur chimique permet de fabriquer un pesticide ou une arme chimique. Un viseur d’étoiles permet de guider une sonde vers un satellite de Jupiter ou un missile balistique M51.
Tout bien à double usage doit préalablement à son exportation obtenir une autorisation délivrée par le SBDU (Service des biens à double usage). La décision est la conclusion d’une consultation interministérielle, au sein de la Commission interministérielle des biens à double usage, qui réunit le SBDU (au nom du Ministère en charge de l’industrie), le SGDSN, le Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, le Ministère des armées, le CEA, et les ministères concernés selon les dossiers : Santé, Energie, Intérieur, Recherche, Douanes. L’ANSSI est également sollicitée pour les biens de cryptologie.
Le SBDU est, au sein de la direction générale des entreprises, un service à compétence nationale en charge du contrôle des exportations des biens à double usage et de l’accompagnement des opérateurs français concernés.
Les enjeux du contrôle
Chaque dossier est étudié sous plusieurs angles :
- utilisation légitime du bien et aspect sécuritaire : fabriquer un médicament, produire de l’énergie, protéger des secours, surveiller une zone. L’utilisation est-elle en adéquation avec les caractéristiques du bien ? Quel est le risque que le bien soit détourné pour fabriquer des armes ? C’est la raison d’être du contrôle.
- enjeu économique et industriel : interdire une exportation, c’est pénaliser une entreprise et potentiellement favoriser son concurrent étranger ; le délai de décision impacte sa compétitivité à l’export. L’enjeu peut également relever de la souveraineté industrielle et de défense, en ce qui concerne des secteurs stratégiques en matière de politique industrielle ou de défense, comme le nucléaire ou l’aéronautique.
- diplomatie et valeurs : adéquation de l’utilisation finale avec les orientations de notre politique étrangère et nos engagements internationaux, dont le respect des droits de l’homme.
- connaissance du milieu de l’entreprise, pour discriminer une exportation cruciale pour une PME.
Un contrôle à l’échelle européenne et multinationale
Un contrôle n’a de sens que s’il est effectué à plusieurs États. À quoi bon refuser une exportation si le bien peut trivialement être acheté auprès d’un autre acteur ? Il existe plusieurs régimes multilatéraux pour s’accorder sur la liste des biens à contrôler. Les membres de l’Union Européenne sont soumis au règlement (UE) 2021/821 dont l’annexe I est la concaténation des listes issues de quatre régimes de contrôle : le Groupe des fournisseurs nucléaires (NSG-1975), le Groupe Australie pour les domaines chimique et biologique (AG-1985), le Régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR-1987) et l’Arrangement de Wassenaar (WA-1996) sur les armes conventionnelles et les BDU. Les technologies évoluant, il est primordial de mettre à jour ces listes. Bien évidemment, contrôler, c’est ajouter une exception au principe de liberté de commerce. Il est donc essentiel de vérifier, sans naïveté, que l’objectif atteint sera bien d’éviter une prolifération indue sans déséquilibrer la concurrence, ce qui dépend des seuils de contrôle choisis.
Autoriser ou non une exportation reste une décision nationale souveraine, dans le respect des règles.
Un contrôle au cœur de l’actualité
L’invasion de l’Ukraine a élargi soudainement l’action du SDBU, qui est en charge de la mise en œuvre de sanctions économiques portant des restrictions d’exportation en collaboration avec la Direction générale du Trésor et les douanes.
La montée des tensions avec la Chine conduit les Etats-Unis à limiter les exportations de biens et technologies à double usage (comme les semi-conducteurs avancés en octobre 2022), non seulement pour lutter contre la prolifération d’armes mais aussi avec des objectifs de protection d’intérêts économiques stratégiques. Elle est également un défi pour l’unité européenne, avec des intérêts qui peuvent être divers, et une prise de conscience renforcée depuis la pandémie COVID du besoin de réduire les risques d’interdépendance notamment avec la Chine.
Les nouvelles technologies telles que le quantique ou l’intelligence artificielle auront des applications futures très larges, y compris dans le domaine militaire. Les acteurs du secteur civil sont moins sensibilisés aux enjeux sécuritaires de prolifération, et il faut travailler à la mise en place d’un contrôle finement défini sans freiner la recherche et le développement des écosystèmes qui peuvent être très sensibles aux contraintes administratives.
La guerre en Ukraine, un événement marquant ayant mis au défi notre organisation, notre faculté d’adaptation et notre réactivité
24 février 2022 : début de l’invasion. 28 février : 1er renforcement des sanctions existantes (interdiction d’exportation des BDU et d’autres types de biens vers la Russie et la Biélorussie). Les douanes des pays de l’Union stoppent les flux pour les vérifier. Branle-bas de combat au SBDU pour autoriser les flux non interdits, expliquer aux exportateurs peu familiers la nouvelle règlementation applicable, comprendre les listes avec ces nouveaux biens non BDU, gérer les demandes de dérogations, se mettre à jour presque chaque mois avec un nouveau train de sanctions plus larges (depuis février 2022, l’UE a adopté plus de dix paquets de sanctions), se coordonner avec la DG Trésor et les douanes.
Les IA sont bienvenus !
Les compétences utiles au SBDU – où presqu’un tiers des effectifs du service est constitué d’ingénieurs militaires (soit 5 ingénieurs) – rejoignent celles que les ingénieurs de l’armement acquièrent à la DGA et dans l’industrie :
- technicité. Une grande partie des biens contrôlés sont, ou ont été, des technologies de pointe qu’il est nécessaire d’appréhender.
- connaissance du matériel militaire, des usages potentiels et des enjeux régaliens.
- polyvalence, car les domaines couverts par plus de 4000 décisions annuelles sont multiples : aéronautique, biologie, chimie, électronique, lasers, marine, navigation, nucléaire, télécommunications.
- négociation, et équilibre entre les risques et les bénéfices, entre enjeux économiques et sécuritaires : défendre une position en argumentant est parfois nécessaire.
- environnement européen et international. Connaître les habitudes culturelles de certains, comprendre la posture diplomatique d’autres.
- connaissance du milieu de l’entreprise, pour discriminer une exportation cruciale pour une PME.
Donc, des missions où les IA sont un précieux atout.
Marie-Caroline Vieillemard a eu un parcours au sein de la DGA dans la conduite de programmes aéronautiques principalement (management de programme et achat public), notamment en coopération internationale.
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