Le froid est une sensation de civil
Retour d’expérience et enjeux
Chaque métier a son vocabulaire, et on dit souvent que pour paraître spécialiste il suffit de maîtriser l’emploi de 200 mots. Sans compter les aphorismes et les acronymes : dans le terrestre, c’est plus !
Plusieurs aphorismes ont été inventés par l’auteur pour se faire comprendre des terriens.
La langue
Dans un premier compte, 200 mots ne suffisent pas : un document de doctrine moyen utilise plus de 200 acronymes, et un général auditionné par l’Assemblée a cité plus de 120 équipements.
« La rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs » Platon (Dialogues) |
Le terrestre c’est exactement le contraire : zéro réthorique, beaucoup d’expérience… et de sigles. Ce besoin d’utiliser des sigles inaccessibles au profane s’est transmis à la presse spécialisée, qui ainsi prouve sa compétence par le bon emploi du jargon.
- Le terrestre c’est comme un bouquin de maths : si t’as pas suivi le début, t’es perdu. Réciproquement, si tu n’utilises pas de sigles ; ils sont perdus
- Dans la langue administrative, supprimer les belles expressions toutes faites ne change rien au sens ; dans le terrestre c’est le contraire
- Les marins sont persuadés que seul un marin peut parler aux marins ;
les aviateurs pensent que dès que ça vole seuls les aviateurs comprennent la sécurité ;
les terriens ne comprennent que de ce qui a été traduit dans leur langue, et pensent qu’ils sont les seuls à pouvoir traduire dans une langue qui leur est compréhensible
- Si tu veux être écouté, tu commences ta présentation en écrivant l’IM, tu cases l’EFR, du BFT et un DIA et tu termines par l’EM de la QRF
Le biffin c’est celui dont l’habit est peu coloré : dans l’armée de terre, c’est le fantassin ; vu des autres armées, c’est un terrien. Peut-être que c’est pour ça que ses planches sont presque toujours enluminées. D’ailleurs, si tu ne mets pas de couleurs, ils ne comprennent pas.
- Il y a des schémas qui piquent les yeux
- Ce papier, il est fait pour être écrit, il n’est pas fait pour être lu
Concis voire elliptique sur le terrain, le terrien se rattrappe une fois dans son bureau : du coup la communication entre les bureaux et le terrain est un vrai problème. Des exemples :
« Déployé depuis plus d’une dizaine d’années, ce système a atteint sa maturité et donne aujourd’hui entière satisfaction à des utilisateurs qui ont consenti par ailleurs des efforts considérables d’appropriation. C’est bien pour cette raison que l’armée de terre a fait le choix de capitaliser sur cet investissement pour mettre en œuvre une version modernisée de son application, sans évolution fonctionnelle notable, mais selon une architecture simplifiée garantissant à terme une diminution significative des charges d’exploitation. » (note du CEMAT)
Traduction : cafouillant depuis 10 ans, le système informatique demande un tel travail des utilisateurs qu’il est absurde, et je demande une nouvelle version qui, elle, marchera
Version terrain : si on te demande, tu dis que ça marche
Dans un document sur la formation aux réseaux informatiques : « l’officier devra maîtriser les situations d'exception au combat par ses qualités d'endurance, de force de caractère et volonté, d'esprit de décision, de jugement, d'audace et d'abnégation dans l'exécution de sa mission. »
Version terrain : tu zappes
« Il n’existe cependant que peu de marge de manœuvre pour envisager des actions concrètes plus ambitieuses »
Version terrain : oublie
Honneur et débrouillardise.
Ce qui caractérise le terrestre : la valeur des hommes, la primeur de l’expérience sur la technicité, l’adaptabilité. La communication c’est le garde-à-vous et les honneurs, la devise et l’histoire, les hommes et ensuite seulement les moyens et les effets
- Le froid est une sensation de civil
- 45 degrés, les hommes ça va mais le matériel souffre
- Ce n’est pas un temps pourri c’est un temps pédagogique
- Les 5 F à éviter: faim, froid, fatigue, frousse, foif
- Un bon officier reco a les chaussures sales
- Les matériels étaient ce qu’ils étaient, la volonté et la motivation des hommes ont fait le reste
- On est à l’os / On n’a plus aucune marge de manœuvre / On est à l’extrême limite de nos possibilités. Le terrien doit être saturé : sinon, il se sent dévalorisé.
- Corrolaire : quand c’est saturé, on peut toujours ajouter une charge, ça fonctionne encore
- Toujours garder de la marge
Au test d’évaluation finale du commando Hubert, l’instructeur demande au stagiaire (hyper motivé) de sauter en mer avec son barda et de tenir sous l’eau le plus longtemps possible. Le stagiaire émerge quand il ne peut pas tenir une seconde de plus. Alors l’instructeur lui enfonce la tête sous l’eau et le sort groggy : "dernière leçon : toujours garder de la marge". Il paraît qu’on n’oublie pas… |
- Quand on va tuer quelqu’un c’est pas la peine d’être poli
- C’est pas forcément des grands spécialistes du droit pénal
= y’a intérêt à ne pas les laisser seuls
- C’est les hasards de la cinématique
= les entorses à petite dose
- Des personnels extrêmement compétents
= on peut s’attendre à de beaux bricolages
- J’avais un adjudant-chef débrouillard
= personne ne sait plus comment ça marche
Robustesse et flexibilité : derrière les équipements, des hommes !
- La direction des armements terrestres était la DCQPJV : direction du cambouis, quincaillerie, pétards et jeux vidéo
Maintenant le métier à la DGA c’est la mise en système
- La technique c’est d’abord SMI : simple, militaire, indéréglable.
- Dans le terrestre on recycle à tours de bras : les phrases, les véhicules, les colonels
- Les véhicules c’est comme la bouffe, il faut d’abord manger le pain rassis
= Les matériels les plus performants, il faut les garder en réserve au cas où
- Le matériel, c’est pas fait pour servir, mais pour être passé en revue
- La gestion des rechanges c’est facile : dans les casernes, dans chaque armoire on trouve du PQ
- A force de faire avec ce qu’on a on finit par s’en contenter
- La France a les ambitions des USA avec les moyens de la Moldavie
= toujours critiquer les moyens, pas les hommes
La discipline et la hiérarchie
- On aurait pu le faire en 6 mois, avec les mutations ça a pris 2 ans
- Quand les tuyaux sont longs ça fait plein de mousse
= dans une chaîne décisionnelle trop longue, chacun cherche à se faire valoir
- Y’avait une densité d’étoiles pire que dans un trou noir
= on obéit à un chef, pas à une assemblée indécise
- Tu veux être le seul à savoir marcher sur les mains, te plains pas d’avoir mal aux poignets
- Les directives ? Plus c’est oral moins c’est transmis, plus c’est formalisé moins c’est lu
Les expressions imagées et les euphémismes
- Le Moyen-Orient est toujours une zone consommatrice de matériels de défense
- C’est ça le maintien de la paix ? P…, quand ça va être la guerre, ça va chier ! (cdt Sylvestre)
- J’ai rien contre la fumée mais j’avale pas
- Ça fait mal la tête (sic)
- Quand un canon à merde explose c’est toujours du côté de la culasse
Moralité : ces belles expressions renforcent la cohésion, la fierté du métier et de l’appartenance à un milieu peut-être difficile à percevoir…
mais ne reflètent qu’indirectement 3 inconvénients : les matériels sont moins longs à développer, et donc sont souvent moins prioritaires en planification financière ; ils ressemblent à ceux du civil, et peuvent faire penser aux civils en question qu’ils sont faciles à acquérir et qu’on pourra les adapter sans réserve ; ils sont, pour les plus simples, très répandus, ce qui masque la complexité industrielle. Pas facile !
Mais passionnant : les "petits" équipements lancent très vite le jeune ingénieur au cœur des responsabilités et des opérations, et surtout les terriens et le terrestre forment un tout très divers et attachant.
Quelques abréviations terrestres de ce magazine qu’il FAUT connaître
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Denis Plane, IGA
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