SOUVERAINETÉ EN MICRO-ÉLECTRONIQUE
INTERVIEW DE SÉBASTIEN DAUVÉ, DIRECTEUR DU CEA/LETI
Diplômé de l’X puis de SupAéro, il débute sa carrière à la DGA en 1997, à Bruz dans le domaine des radars. En 2003, il rejoint le CEA et travaille en tant que manager sur différents projets d’innovation et de transfert à l’industrie pour les domaines de l’automobile, l’industrie, la sécurité ou encore la défense. Le 1er juillet 2021 il devient directeur du CEA-Leti.
La CAIA : Tu as quitté la DGA après une première expérience professionnelle de 6 ans à DGA/MI. Cette expérience t’a-t-elle servi dans la suite de ta carrière au CEA ?
Sébastien Dauvé : Quand je suis arrivé à Bruz en 1997 mon responsable m’a dit « tu verras c’est une équipe formidable et soudée qui t’accueille avec un haut niveau d’expertise et des moyens exceptionnels ». De fait c’était vrai, ces 6 années m’ont permis d’apprendre énormément sur le plan technique mais aussi sur l’importance de la dimension humaine. C’est aussi ici que j’ai pu confirmer mon attrait pour la technologie et le sens du service de l’État.
Tu as pris la direction du Leti, il y a un an et demi. Quel regard portes-tu sur cet institut du CEA ?
SD : Ce sont finalement ces mêmes valeurs que je retrouve pleinement dans cet institut : des équipes de haut niveau avec un sens fort du collectif, une mission essentielle de soutien à l’industrie nationale et européenne, l’ensemble s’appuyant sur des moyens exceptionnels au service de la micro-électronique et de ses applications. Créé en 1967, on peut dire que le CEA Leti a largement contribué à l’essor de la filière électronique française : ST Microelectronics bien sûr mais ensuite à travers toutes les start up : essaimées du CEA : SOITEC, LYNRED, Aledia, etc.
Quels sont les défis majeurs auxquels cet institut doit faire face ?
SD : Le CEA Leti se retrouve aujourd’hui projeté au centre des enjeux de souveraineté de la filière micro-électronique. Nous avons été sollicités dans le cadre de France 2030 et du Chips Act européen pour proposer des programmes de R&D capables de redynamiser la production européenne de composants vers certains domaines stratégiques : l’automobile, l’industrie, le quantique, l’intelligence artificielle… C’est un défi de taille mais aussi une opportunité unique de conserver et d’amplifier notre rôle sur un domaine ultra concurrentiel, particulièrement mondialisé et très capitalistique. Nous souhaitons donc augmenter notre impact sur la filière en proposant des méthodes de collaborations étroites et accélérées avec nos partenaires : on parle de « lab to fab ». C’est une évolution importante dans nos méthodes de travail qui va nécessiter de recruter des expertises particulières. Plus que jamais nous avons besoin de jeunes diplômés motivés et qui ont le goût de la technologie ! Par ailleurs il nous faut aussi conserver notre rôle de pionnier en innovation : cela passera nécessairement par des logiques de collaborations renforcées avec nos collègues de la recherche plus amont, mais également par une coopération à l’échelle européenne, où nous souhaitons rester parmi les leaders. Enfin les enjeux de développement durable sont désormais au cœur de nos préoccupations et ce sera, j’en suis certain, une source d’inspiration pour nos équipes.
Au-delà des travaux du Leti sur les imageurs infra-rouge et les magnétomètres, quelles sont les technologies qui pourraient/devraient davantage intéresser la défense ?
SD : Un bon nombre des technologies qui vont façonner la société de demain, en regard des grands enjeux de transition numérique et climatique qui nous attendent me semblent d’intérêt pour la Défense en réalité, moyennant sans doute des adaptations. C’est pour cela que le CEA s’est organisé depuis quelques années pour venir compléter l’action de nos collègues de la Direction des Applications Militaires en matière de recherche et d’innovation Défense. Le Leti a ainsi été le premier des instituts de la DRT à se doter d’un correspondant défense à temps plein, même si bien sûr nous avons toujours eu des travaux avec en lien avec les grands acteurs de la défense sur des besoins spécifiques et mal couverts par les marchés traditionnels. Au-delà des imageurs infra-rouge ou des magnétomètres, on pourrait citer ainsi les capteurs mécaniques (MEMS), les capteurs NRBC ou bien des circuits de calcul très spécifiques.
Mais il me semble qu’il y a encore des opportunités mal explorées dans ces domaines. Pour l’avenir, je pense que les domaines de la conversion de puissance ou des capteurs physiologiques connaitront également des ruptures importantes qui peuvent intéresser la défense. Enfin n’oublions pas la cybersécurité considérée au niveau technologique : c’est encore un domaine de vulnérabilité important pour lequel l’institut a clairement un rôle à jouer. Enfin, je pense qu’il y aura très vite une vraie réflexion à mener sur les composants adaptés à l’IA appliquée à la défense : ils vont devenir un véritable enjeu de souveraineté de la supply chain industrielle...
Salle blanche CEA Leti : robot de retournement d’un wafer - @Andréa AUBERT/CEA
Le domaine des composants électroniques a effectivement été affiché comme une priorité majeure pour la France et l’Europe : European Chips Act, plan France 2030. Quelles en sont les conséquences pour le Leti ?
SD : L’objectif de ces programmes est tout simplement d’augmenter la production de composants sur le sol européen. Il se trouve que nous avons développé il y a 10 ans une technologie originale de transistors appelée FD-SOI. Cette technologie connait un essor croissant sur le marché mondial et nous disposons d’une filière pertinente et compétitive pour des applications embarquées qui vont nécessiter des compromis entre consommation électrique, performances digitales et radiofréquences. L’État a investi cet été à Crolles dans une mégafab partagée entre STMicroelectronics et Globalfoundries qui va justement produire cette technologie sur des nœuds de 22 et 18 nm. Notre mission est de préparer la future génération qui arrivera sur le marché un peu avant 2030 avec un nœud de taille 10 nm. Ce nœud intégrera une mémoire non volatile couplée aux transistors. Par rapport au nœud 28 nm, on vise une amélioration d’un facteur 5 sur la consommation ainsi qu’une densité quatre fois supérieure.
La Défense pourra donc en tirer bénéfice ?
SD : Oui assurément, c’est une technologie qui a des avantages certains et qui a surtout le mérite d’être souveraine. Un de nos enjeux est d’en exploiter toutes les caractéristiques. A titre d’exemple pour les composants dits « de confiance », on travaille sur la conception de fonctions de type RNG (Random Number Generator) ou PUF (Physical Unclonable Function). Dans le domaine du spatial, ce sont les bonnes qualités intrinsèques du FD-SOI pour résister aux radiations ionisantes qui sont mises à profit. Sur le fond il y a évidemment un enjeu important à ce que la Défense puisse bénéficier de cette technologie du marché « grand public » tout en ayant ses propres spécificités.
Même si tes responsabilités te conduisent à surtout te concentrer sur le marché civil, quels messages aurais-tu envie de donner aux jeunes ingénieurs de l’armement ?
SD : Au moment où l’on reprend conscience de la nécessité de réindustrialiser, il me semble qu’il nous faut également apprendre à redynamiser et utiliser pleinement les grandes structures (industrie, recherche…) capables d’avoir la taille critique pour produire, innover et tenir leur place au niveau mondial. Cela exige au moins trois qualités essentielles : le goût des technologies, la gestion de la complexité et la capacité à manager des équipes. Cela fait justement partie de l’ADN des ingénieurs de l’armement et je suis donc persuadé que l’industrie européenne aura vraiment besoin de leur talent dans les années à venir.
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