CINQ SIECLES AU SERVICE DE LA FRANCE
Les ingénieurs de l’armement sont les dépositaires d’une longue tradition de service de l’Etat qui remonte à la fin du Moyen Age. Leur histoire atteste de la nécessité pour l’Etat de disposer d’une ressource d’expertise indépendante, apte à assurer la maîtrise de ses principaux instruments de souveraineté.
Les premiers ingénieurs d’État furent historiquement les ingénieurs militaires. Dans le grand mouvement d’émergence des États modernes que la France inaugure au XVe siècle, la maîtrise technique de l’outil militaire devient la condition première de l’exercice de la souveraineté politique. Par ailleurs, l’évolution des règles des batailles et des techniques de siège, que révolutionne l’arrivée en Europe de la poudre à canon, confère aux opérations une dimension scientifique nouvelle qu’il s’agit de contrôler et d’organiser. Le reflux de l’anarchie féodale et la concentration progressive des pouvoirs entre les mains du monarque favorisent ce processus. En même temps qu’il instaure un embryon d’armée professionnelle par la création des premières compagnies d’ordonnance en 1439, Charles VII entreprend une modernisation spectaculaire de l’armée française en la dotant de la première artillerie d’Europe, dont il confie la charge de grand maître à Jean Bureau. Le travail d’organisation accompli par cet homme de science, qui est aussi un administrateur habile, donne aux Français une supériorité écrasante sur l’armée anglaise et met un terme rapide à la guerre de Cent Ans. De la simple troupe en armes qu’elle était jusqu’à présent, l’armée française devient alors un instrument de conquête. Les campagnes d’Italie, premières « opérations extérieures » modernes de l’histoire de France, lui apportent le savoir précieux des ingénieurs de la Renaissance. Le duel entre le canon et la forteresse, l’artillerie et le génie, armes « savantes » dont le caractère géométrique séduit naturellement l’esprit national, devient pour quatre siècles le principe moteur de l’innovation militaire.
Jean Bureau (1390 - 1463). Grand maître de l’artillerie sous Charles VII et Louis XI, il fut également Trésorier de France et maire de Bordeaux.
L’avènement de la monarchie absolue approfondit le mouvement de rationalisation de l’effort de guerre. La coordination entre affaires militaires et financières s’accroît jusqu’au sommet de l’État. Sully, premier ministre de Henri IV, est nommé en 1601 grand maître de l’artillerie de France. Colbert et Chamillart, tous deux contrôleur général des finances, cumulent respectivement leur charge avec celle de secrétaire d’État à la marine et de secrétaire d’État à la guerre. Sous la houlette de Louvois, la carrière militaire se codifie progressivement. En portant l’art de la fortification à un degré de perfection jamais atteint auparavant, Vauban rend nos frontières quasi-inviolables. Homme de cœur autant que de pensée, il rédigera également plusieurs mémoires sur la situation intérieure du royaume et l’équité du système fiscal.
La mort de Louis XIV ouvre une période de paix intérieure favorable au développement des idées et des techniques. Gribeauval perfectionne le service en campagne de l’artillerie tandis que, par la création de l’École des ponts et chaussées en 1747 et de l’École des mines en 1783, le développement de la haute administration technique s’étend aux domaines civils.
La Révolution donne aux grands corps d’ingénieurs militaires leur organisation de référence pendant plus d’un siècle et demi. Les services des poudres sont nationalisés dès 1791, et le corps du génie maritime est réorganisé sous le Consulat. Par la création de l’École polytechnique en 1794, le recrutement et la formation initiale sont désormais regroupés sous l’égide d’une institution unique, œuvre de bon sens et de long terme, qui fournit à l’armée les cadres tech-niques dont celle-ci a grand besoin. Mais œuvre essentiellement administrative aussi, et qui, en dépit de quelques innovations en matière de poudres ou de métallurgie, nourrit la puissance militaire plus qu’elle ne la transforme. Carnot, « l’organisateur de la victoire », ancien officier du génie, brille avant tout par ses qualités de gestionnaire et son sens politique. Et la fulgurance de l’épopée napoléonienne doit plus au génie tactique de l’empereur qu’à la supériorité de l’armement français dont Napoléon, quoique féru de mathématiques et artilleur de formation, se soucie du reste assez peu.
Sébastien le Prestre, marquis de Vauban (1633 - 1707). « Quoique son emploi ne l’engageât qu’à travailler à la sûreté des frontières, son amour pour le bien public lui faisait porter des vues sur les moyens d’augmenter le bonheur du dedans du royaume » dira de lui Fontenelle.
La chute de l’Empire ramène la France à des ambitions extérieures plus modestes, dont l’armée la première subit les conséquences. Certes la conquête de l’Algérie sous Louis-Philippe, les campagnes de Crimée et de Lombardie sous Napoléon III, fournissent aux troupes l’occasion de prouver leur valeur. Mais ces opérations, d’une ampleur limitée, n’induisent aucune évolution majeure ni de doctrine ni d’armement, tout en enfermant le commandement dans une illusion d’invulnérabilité passive que la supériorité militaire prussienne dissipe brutalement en 1870. Quoique ter-rible, le choc n’est cependant pas sans vertus. Car la défaite passée, la France engage un spectaculaire effort de rétablissement de sa puissance militaire dans sa double dimension humaine et technique. Du nouvel esprit de progrès qui do-mine la fi n du siècle, l’armée tire le meilleur des profits : l’ingénieur du génie maritime Louis-Emile Bertin dote la France de la flotte la plus moderne de son époque, après avoir exporté son savoir-faire au Japon. Séré de Rivière, surnommé le « Vauban du XIXe siècle », adapte notre système de fortifications aux nouvelles règles de la guerre en campagne. Comme au XVe siècle, l’artillerie retrouve le premier rôle. Le canon de 75, avec ses obus sans fumée, son frein oléopneumatique et son chargement par la culasse, est une merveille de technologie dont l’efficacité joue un rôle décisif dès les premiers com-bats d’août 1914.
Louis-Emile Bertin (1840 - 1924). L’homme qui donna à la France la flotte la plus moderne de son époque fut aussi le fondateur de la marine impériale japonaise.
La Première Guerre Mondiale, commencée en guerre classique, s’achève en guerre industrielle totale. La conversion quasi-intégrale de l’appareil productif au service de l’effort de guerre confirme le rôle de premier plan que joue désormais l’industrie d’armement dans la supériorité militaire d’une nation. L’aviation conquiert son statut d’armée à part entière tandis que les blindés s’imposent sur terre comme les nouveaux maîtres des champs de batailles. L’offensive foudroyante de l’armée allemande en mai 1940 consacre la supériorité définitive de la guerre de mouvement sur la stratégie défensive symbolisée par la ligne Maginot.
Dans le désarroi de la débâcle, les ingénieurs militaires contribuent à relever l’honneur national. Quand, le 18 juin, le général de Gaulle invite « les ingénieurs et les ouvriers spécialistes de l’armement à se mettre en rapport avec [lui] », l’appel est entendu. Les techniciens deviennent alors combattants : Henri Ziegler, ingénieur de l’air, est chef d’État-major des FFI. Etienne Schlumberger, ingénieur du génie maritime, s’illustre aux côtés des Forces navales françaises libres. Jules Moch, député de l’Hérault issu lui aussi du génie maritime, combat dans les rangs de la France libre et devient membre de l’assemblée consultative en 1944. Ministre de l’intérieur sous la IVe République, il marquera son pas-sage par son inflexibilité face aux grèves et son sens de l’État.
L’apparition de l’arme nucléaire devient le fait central autour du-quel s’articule la nouvelle géopolitique du monde. La France, qui choisit de se doter d’une force de frappe indépendante, transforme son organisation administrative en conséquence par la création de la Délégation ministérielle pour l’armement (DMA) en 1961, puis la fusion des corps d’ingénieurs militaires en 1968. Mais à peine les structures se sont-elles adaptées à cette nouvelle donne stratégique que, déjà, l’effondrement du bloc soviétique en 1991 libère de nouvelles menaces. Le terrorisme de-vient l’ennemi principal ; ennemi insaisissable et invisible, dont la volatilité met à nouveau à l’épreuve les capacités d’adaptation de nos systèmes de défense.
Fluctuant et morcelé, tel est donc l’environnement dans lequel s’inscrit aujourd’hui l’effort de défense français. Mais en dépit des ruptures, un invariant demeure : la nécessité, pour l’État, de garder la maîtrise du premier levier de souveraineté dont il dispose, celui de la violence légitime mise au service de la défense des libertés. La longue tradition dans laquelle s’insèrent les ingénieurs de l’armement atteste de cette permanence
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