DU REDOUTABLE À LA FRÉGATE AUVERGNE, EN PASSANT PAR LE CHARLES DE GAULLE
Corps de l'Armement, la parole à Alain Coldefy, amiral, ancien major général des armées
RETOUR SUR UN DEMI-SIÈCLE DE SUCCÈS
Tout au long de ma carrière d’officier de marine embarqué, puis à l’état-major de la Marine et à l’état-major des Armées, j’ai eu un contact presque sans interruption avec les ingénieurs de l’armement que ce soit au titre de l’entretien des matériels, du développement et de la mise en service des armes, des systèmes et des systèmes de systèmes nouveaux, de l’exportation. Cette expérience s’est prolongée « de l’autre côté de la barrière » en tant qe conseiller du président du plus grand groupe industriel aéronautique européen et elle me permet aujourd’hui de participer à la réflexion stratégique en tant que directeur de la Revue Défense Nationale par exemple.
J’en retire une grande admiration pour le système global « officiers des armées – ingénieurs de l’armement – industriels » voulu par le général de Gaulle et support de l’ambition retrouvée de notre pays. Les ingénieurs de l’armement ont une part prépondérante dans cette réussite. Ceux qui ont pour profession de dénigrer ce qui marche – en général des spectateurs plutôt que des acteurs – ont fait continûment fausse route, ce qui ne les empêchera pas de continuer bien sûr. En France, on préfère avoir tort avec Sartre que raison avec Aron...
Cette admiration s’est forgée au fil du temps, naturellement, par une approche impressionniste qui ne donne que plus de sens à la composition finale. J’en ai conservé quelques repères.
Il y a près d’un demi-siècle, le jeune officier que j’étais alors comprenait assez rapidement que la fameuse « liste de travaux » censée récapituler les besoins, réglementaires en général, de son service n’était en réalité qu’une base de négociation avec « l’arsenal » tranchée in fine en sa défaveur par le major général du port, malgré la camaraderie avec le jeune ingénieur du génie maritime avec lequel il venait de parcourir les océans à bord de la Jeanne d’Arc. Camaraderie devenue amitié au fil du temps, mais un peu vaine dans l’instant.
Ensuite, à l’état-major de la Marine, je découvre simultanément la DGA avec ses multiples directions techniques et l’industrie d'armement, jusqu’alors absente des contacts avec les forces. C’est un moment stimulant et déroutant. Stimulant, car le jeune officier supérieur est désormais au cœur des décisions concernant la Marine de demain et déroutant car les enjeux financiers relèvent davantage des lois d’Augustine que d’une méthodologie transparente. Par ailleurs le « marchandage » – pardon, la négociation – est un mode d’action auquel l’École de Guerre ne prépare pas véritablement.
Un exemple est celui de l’autodéfense de nos bâtiments de surface après le conflit des Malouines : alors que les contacts avec les opérationnels britanniques, vainqueurs de ce conflit, orientaient l’état-major vers l’acquisition de canons à tir rapide (Phalanx ou Goalkeeper), la DTCN, imperturbable, promettait sous réserve d’une signature dans les 48 heures d’équiper dans les deux ans nos porte-avions de la version améliorée du Crotale au prix de l’abandon de ces artilleries étrangères. « And the winner is »... je ne sais pas mais il est heureux que nos porte-avions devant le Liban, je veux dire trop près des côtes pour des raisons diplomatiques, n’aient pas eu à abattre un coucou dangereux et kamikaze. Je retiendrai la leçon.
Au cabinet du ministre, j’ai pu assister en première ligne à cette agitation fébrile qui anime les conseillers et leurs mentors dès lors que la relève du DGA s’annonce. La doxa qui leur sert de réflexion les pousse à chercher à l’extérieur ce qui existe à l’intérieur. Et sans être cruel, on peut dire que la potasse ou la voiture ne prédisposent pas obligatoirement à la maîtrise des conduites de grands programmes complexes. Vu du côté des états-majors opérationnels, la tendance à transformer la DGA en service d’achat, pour justifiée que soit cette politique à cette époque, s’est faite pour des raisons évidentes de réduction des moyens humains, au détriment de la compétence « technique ». J’avais observé avec amusement que la direction technique de la DGA a été créée sous cette appellation en 2009, marquant ainsi dans la forme le retour à la mission régalienne du service dont le noyau dur (nucléaire en particulier) avait été intelligemment conservé. Sic transit...
Ultérieurement, lors de la mise en place des structures de soutien intégrée pour la flotte (SSF) et pour ce qui me concerne en interarmées pour l’aéronautique (SIMMAD), j’ai mesuré la disparité de nos organisations et la difficulté d’harmoniser « par principe » et donc au « moins disant – moins coûtant » des méthodes éprouvées. La synergie avec la DGA et l’industriel a été remarquable et sans difficulté pour ce qui concerne la flotte : c’est aujourd’hui exemplaire. La gestion parc – ligne propre aux grandes quantités (avions, blindés, etc.) a été en revanche plus longue à élaborer. Enfin, en tant que major général des armées, les sujets sont trop nombreux pour en reprendre sans lasser la liste.
Les réformes structurelles ont été à cette époque importantes, autour des systèmes de forces en particulier. Mais il est toujours plus intéressant de revenir sur les échecs que de se féliciter des succès. J’en retiens deux que je souhaite exprimer de façon très libre, et que je retrouverai ensuite dans l’entreprise.
Le premier est celui des drones. Commandant les forces aéromaritimes franco-britanniques pendant la campagne aérienne du Kosovo en 1999, sous commandement national à cause de la présence du porte-avions, j’avais apprécié les performances du Predator A en service dans les forcées aériennes américaines et mis en œuvre à partir du CAOC de Vicenza. À l’état-major, il fallait redresser la barre financière de six ans ininterrompus de baisse des investissements – 16 % par an, donc in fine une annuité de LPM - et les arbitrages ont été difficiles avec des forces engagées en nombre et en durée en Afghanistan en particulier. Quand on est « pauvres », ce qui était le cas, les décisions ou ce que l’on pense être des décisions communes pertinentes entre la DGA et l’EMA se traduisent par des impasses opérationnelles à terme et des surcoûts ultérieurs. À l’époque, et je le découvrirai plus tard, l’industrie, soumise à d’autres contraintes, n’a pas joué collectif, c’est peu de le dire et ça a largement contribué à la pénurie actuelle.
Le second est celui de l’A 400 M. C’est un programme dont la réussite effacera les déboires initiaux mais sur lequel les armées, c’est mon ressenti, n’ont pas eu pleine conscience des enjeux techniques qui étaient associés à ce programme. L’équation opérationnelle paraissait simple : passer du couple « Transall - VAB » au couple « A 400 M - VBCI ».Le défaut d’organisation – que l’on retrouve simultanément chez l’industriel – a coûté cher au contribuable. Sans doute eût-il fallu à cette époque mieux écouter l’armée de l’Air qui possédait l’expertise indispensable, mais l’air du temps soufflait différemment avec des armées affaiblies par les réformes incessantes, alors que dans le même temps, la DGA n’a pu ou su peser de son expertise technique pour influencer ou décider des choix (moteurs, systèmes de mission, etc.).Dans le cas particulier de la Marine nationale, la colocalisation dans les ports de guerre des arsenaux, des flottes en service et des ateliers de réparation, mérite quelques lignes. Longtemps décriée pour ses coûts, cette organisation reposait sur une connaissance mutuelle approfondie entre les acteurs civils et militaires de l’entretien, de la réparation, de la construction neuve et des opérations. Un système endogamique performant certes mais qui à la longue avait perdu quelques repères économiques. Après quelques épisodes délicats, dont celui de la création par accouchements successifs de Naval Group, le modèle actuel semble le plus performant en Europe.
Quelques exemples récents en témoignent a contrario : les derniers SNA anglais n’ont pu être construits que grâce à plusieurs dizaines d’ingénieurs américains venus en urgence absolue faire le travail au Royaume-Uni et la dernière frégate allemande F125 de TKMS serait « trop lourde ». Le naufrage du S 80 espagnol de Navantia s’inscrit dans ce panorama.
L’entreprise, en l’occurrence l’industrie de l’armement qui contribue largement au solde positif des échanges de la France, a des contraintes internes et externes qu’un séjour en immersion de quelques années permet de mieux appréhender. Elle est nourrie d’ingénieurs de l’armement – qui à mon sens ne font pas assez d’allers et retours avec le ministère, comme les officiers des armées d’ailleurs – et c’est la raison pour laquelle il est utile de les inclure dans cette relation entre officiers et ingénieurs qui n’est pas limitée aux échanges entre la DGA et les états-majors.
L’esprit d’équipe est à la base du succès et je me souviens de l’étonnement du président exécutif du groupe qui venait d’assurer dans les temps et les performances la livraison d’un missile balistique dont le contrat avait été signé dix ans plus tôt.
En effet les équipes réunies au siège pour célébrer ce succès comprenaient des ingénieurs de la DGA dont le Délégué général, les ingénieurs militaires et civils de l’entreprise, nombre d’officiers d’active et retraités, en une joyeuse réunion qui se prolongeait, comme dans un vestiaire de rugby après la défaite de l’anglais. J’ai alors souligné au président, qui le savait évidemment, que la clé résidait dans la connaissance et surtout le respect mutuels des acteurs de ces trois piliers. Il en est convenu bien évidemment.
Ceci veut dire que jouer deux piliers contre le troisième dans un jeu suicidaire de contre-pouvoirs est inutile et sot. Mais la tendance existe toujours...Enfin, une dernière observation relative non pas au savoir-faire, indéniable chez les ingénieurs de l’armement, mais au faire-savoir et à la diffusion des idées prospectives, bref à la communication nécessaire au débat d’idées. Elle reste un angle mort de la formation de nos élites, autant que je puisse en juger, et laissent bien souvent la parole et l’écrit à ceux qui la prennent et dont les expertises dont ils se parent ne reposent que sur du sable.
En conclusion de ce survol trop rapide, dont j’espère que la critique ici et là est perçue comme elle a été pensée, c’est-à-dire constructive, je reprends sans hésiter mon propos initial en ayant conscience d’avoir montré et peu démontré. Mais telle n’était pas l’ambition. L’aspirant de marine qui en mars 1967 présentait les armes au général de Gaulle sous l’imposante masse du SNLE « Le Redoutable » qui allait être mis à l’eau quelques instants plus tard avait déjà avec ses camarades cette fierté devant l’excellence de nos ingénieurs. Il n’a pas été déçu par la suite.
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