FRANCOPHONIE ET SOUVERAINETÉ SUR MER
D’UNE COMMUNAUTÉ LINGUISTIQUE À UN MODÈLE D’ORGANISATION COMMUN ? RÉFLEXIONS SUR LE DOMAINE NAVAL
Face aux défis sécuritaires posés notamment par la « maritimisation » du monde, la France propose un modèle original d’organisation des services de l’État, celui de l’Action de l’État en Mer, destiné à assurer la protection des eaux sous juridiction nationale et la sécurité des espaces maritimes. L’offre de formation francophone, les politiques de coopération et l’exportation de moyens navals sont-ils aujourd’hui de nature à développer une communauté navale fondée sur une communauté de modèle organisationnel et de pratiques ?
Agir en coopération sur mer étant devenu une nécessité face aux enjeux sécuritaires contemporains, la dimension linguistique et les communautés navales doivent être prises en compte. Le Forum des Marines du Commonwealth est une réalité, mais existe-t-il une communauté semblable dans le monde francophone ? Les liens tissés grâce à la francophonie permettent-ils en effet la constitution ou le renforcement d’un espace de défense et de sécurité dans les approches maritimes ? Autrement dit, par le biais de la francophonie, peut-on tisser un ensemble de relations et de partenariats permettant aux États de faire face aux risques maritimes et d’assurer leur souveraineté ?
La qualité de l’offre de formation française est un réel facteur d’attractivité, quels que soient les niveaux de formation envisagés. Depuis l’inauguration de la nouvelle École navale en 1965, le volume des promotions s’est considérablement réduit, ces dernières ayant diminué d’environ 50 %. Le nombre d’élèves étrangers a diminué parallèlement, donnant au premier regard l’impression d’une forme de régression. Plusieurs évolutions notables viennent nuancer ce tableau : en premier lieu, la formation est désormais pleinement conforme aux exigences de l’enseignement supérieur. Les étrangers du cursus long sortent ainsi diplômés d’un master professionnel. D’autre part, l’alignement de la formation sur les critères universitaires a favorisé au cours de la décennie écoulée la venue d’élèves étrangers admis à suivre non pas une scolarité complète mais une partie seulement à la faveur d’échanges de semestres. Enfin, l’Institut de Recherche de l’École Navale (IRENav) permet à des étudiants civils, souvent étrangers, de préparer leur thèse au sein d’équipes dédiées aux sciences de la mer. Dans le cas présent, la qualité universitaire apparaît comme un facteur de développement d’une communauté étendue au milieu maritime, avec des étudiants originaires d’aires géographiques diversifiées. Enfin, le constat initial de déclin apparent est contredit par le développement des formations non diplômantes conclues dans le cadre d’accords commerciaux, dispensées par DCI/NAVFCO (branche navale de Défense Conseil International).
Parallèlement à cette francophonie navale liée à la formation, s’est développée une francophonie hors de France, dans le cadre de structures encouragées par la France1, mais aussi une francophonie sans la France, par des pays qui ont su développer leur propre offre de formation au profit de pays tiers. De nombreux officiers de marines francophones sont ainsi formés dans les écoles marocaines, qui sont en mesure de proposer une offre de formation allant de la formation initiale à l’enseignement militaire supérieur.
Face aux défis de la souveraineté que les États doivent affronter sur mer (piraterie, immigration, terrorisme, trafics…), la distinction entre marines nationales – en charge de la sécurité qualifiée de « traditionnelle » – et garde-côtes – en charge de la police des côtes – perd de sa pertinence. La France a opté pour l’Action de l’Etat en Mer (AEM), par le biais du préfet maritime : un amiral placé sous l’autorité du Premier ministre. Héritier d’une histoire plus que bicentenaire, il est en charge de coordonner les moyens de l’État afin de répondre à ces défis.
C’est ce modèle auquel la sphère francophone a un accès privilégié, du fait notamment des coopérations avec la France en termes de formation mais aussi grâce aux accords et partenariats bilatéraux. La Guinée est ainsi le premier pays d’Afrique à avoir choisi le modèle français de la préfecture maritime, sous la tutelle de la présidence2.
Les savoir-faire français sont partagés avec les pays confrontés à l’insécurité sur mer, entre autres par l’intermédiaire d’organisations sous-régionales. La Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC) s’est ainsi dotée d’une stratégie de sécurisation maritime mise en œuvre par le Centre Régional de Sécurité Maritime de l’Afrique Centrale basé à Pointe Noire (CRESMAC), récemment mis en fonction. Au nord de la zone couverte par le CRESMAC, une organisation comparable s’est mise en place sous la forme d’un Centre Régional de Sécurité Maritime de l’Afrique de l’Ouest (CRESMAO), basé en Côte d’Ivoire. Les besoins de coordination à l’échelle régionale ont conduit les États de la Commission du golfe de Guinée, de la CEDEAO et de la CEEAC à décider au sommet de Yaoundé en juin 2013 de créer un Centre Inter-régional de coordination (CIC), inauguré le 11 septembre 2014. Dresser un bilan de ces structures serait prématuré mais on observe que les besoins de la lutte contre la piraterie conduisent à faire émerger une communauté d’organisation qui dépasse le seul cadre des États francophones.
Le tableau mérite cependant d’être contrasté. Alors que les problématiques régionales conduisent à une montée en puissance des marines des États riverains, il semble que les industriels français doivent faire face à une rude concurrence. Ces derniers ont néanmoins remporté des succès notables à l’exportation dans plusieurs pays africains dans le domaine des embarcations destinées à assurer l’Action de l’État en Mer.
Le mouvement décrit semble par ailleurs se restreindre à l’Afrique. Restent pourtant l’Asie du Sud-est avec deux pays membres de l’Organisation Internationale de la Francophonie : le Cambodge et le Vietnam. Les cénacles maritimes ne manquent pas, tel l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) Maritime Forum, mais la France peine à s’y faire admettre. Des officiers de liaison sont placés au sein de l’Information Fusion Centre (IFC), en charge de sûreté maritime, ainsi qu’au nouveau centre de coordination de l’action humanitaire, à Singapour. De même, la Marine participe activement à l’IONS (Indian Ocean Naval Symposium), créé en 2008, qui rassemble 35 Etats. En revanche, au Vietnam aussi bien qu’au Cambodge, la France semble avoir perdu la main. Au poids de l’histoire s’ajoute l’attrait des géants américain et chinois. Entre ces derniers, difficile pour la France de se faire une place. Cependant, les initiatives politiques françaises sont nombreuses dans cette région du monde et un récent séminaire organisé à l’École navale en juin 2016 a souligné l’intérêt suscité en Asie du Sud-est par l’AEM à la française.
Il semble que ce soit essentiellement dans les structures mises en place que la diplomatie navale française fasse son œuvre. En dépit d’une forte concurrence, le modèle français d’Action de l’État en Mer apparaît souvent comme une réponse appropriée aux défis des Etats confrontés aux problématiques de sûreté et de sécurité maritimes. La mise en place de structures de coordination des moyens à l’échelle d’un pays ou d’une région pousse à la création d’une communauté qui n’est pas seulement linguistique, dans la mesure où beaucoup de pays concernés ne sont pas ou peu francophones, mais qui est aussi culturelle, car la mise en place de ces structures gouverne des pratiques et se fonde sur un cadre juridique pour lesquels la France dispose d’une véritable expertise.
Le vélo, un exemple de perte de souverainetéAnalogie, par les cyclistes du comité de la rédaction La francophonie navale peut se comprendre comme la promotion de modèles qui facilitent notre action : la souveraineté est aussi une affaire de normes compatibles avec nos capacités. Les tabloïds anglais s’offusquaient que la marchande de fruits soit contrainte de donner les poids en kg et parlait d’une perte de souveraineté. Il est vrai qu’une nouvelle balance est un investissement lourd. Tant mal que bien nous continuons à utiliser les pieds en trafic aérien, à lire des cartes dont les échelles sont indiquées en nautiques par pouce ; nous avons souri d’un air hautain quand la NASA a perdu un satellite pour avoir confondu les milles nautiques (1852m) et les milles radar (1829m). Le cas du vélo semble désespéré : les pneus sont maintenant mesurés en pouces, et il est presque impossible de trouver des pneus parfaitement adaptés aux roues de 650 ou de 700 de nos inusables vélos : seuls sont disponibles les 26’’ et les 28’’. Comme le français, le système métrique est insuffisamment adopté. Assez de profondeurs en brasses, de distances en nautiques devant, en milles radar sur le côté, en pieds vers le haut et en miles sur la route, de consommations en MPG, d’énergie en BTU ! Assez de normes félones ! Rendez-nous nos pneus !
Vélo Peugeot PX10 1984, construit en tubes Reynolds 531 à l’usine de Mandeure (Doubs)
1On acceptera toutefois la règle du pouce, qui signifie que le bon emploi d’une carte doit être tel que nous puissions nous y situer à un pouce près (avec le geste) |
1) Voir le Forum de l’IHEDN pour le Continent Africain (FICA) : les Écoles Nationales à Vocation Régionale (ENVR), dont celle de Bata, ouverte en Guinée équatoriale, ou encore l’École Supérieure Internationale de guerre de Yaoundé, au Cameroun.
2) Le Togo et le Bénin sont engagés dans des démarches semblables.
Jean-Marie Kowalski
Maître de conférences, Université Paris-Sorbonne / École navale
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Éric Frécon
Enseignant-chercheur, École Navale
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