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Des capacités de franchissement pour le Jaguar
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09 mars 2024

L’HUMAIN, SEUL SYSTÈME QU’IL EST INTERDIT DE MODIFIER

Publié par Denis Gouet | N° 131 - FACTEUR HUMAIN

L’ingénieur « facteurs humains » est une compétence rare et pourtant cruciale pour bien prendre en compte les besoins pour concevoir les solutions. Curieusement, cette compétence semble mieux intégrée dans les grands systèmes de défense que dans les systèmes civils. Peut-être par l’engagement et le savoir-faire des opérationnels...


Lors de la catastrophe de Tchernobyl (1986), je faisais mon service national comme officier de permanence à la direction de la Sécurité civile. J’ai pu participer comme roboticien aux réflexions sur la gestion de ce type de crise.

Recruté ensuite par le CEA, j’ai collaboré aux recherches du Laboratoire de robotique et participé au sein de Thales à la mise en place du parc INTRA (Intervention robotique sur accidents).

En travaillant avec les ergonomes du Laboratoire de Robotique, j’ai découvert tout ce que les facteurs humains étaient susceptibles d’apporter à un ingénieur, et je me suis formé à l’ergonomie au CNAM.

Depuis, j’ai pu travailler sur des systèmes critiques, civils et militaires, dans des domaines très différents (supervision de processus continus, contrôle aérien civil, télé-opération, ...), où les compétences techniques couplées aux facteurs humains m’ont permis de jouer un rôle d’interprète passionnant :

- auprès des clients et de leurs utilisateurs, l’ingénierie des facteurs humains permettant la compréhension et l’expression de l’intégralité des besoins vers les équipes techniques ;

- en interface avec les ingénieurs, en apportant les connaissances techniques pour expliciter ces 
besoins à mes collègues, puis exposer les solutions permettant de les satisfaire aux clients et utilisateurs.

L’Analyse de l’activité opérationnelle (AAO) est le seul moyen d’observer les activités et de comprendre les comportements réels des opérateurs, comportements physiques (déplacements, gestes, postures, regards) et processus mentaux (raisonnements, verbalisations). L’analyse de l’activité révèle, y compris aux opérateurs eux-mêmes, les logiques d’action et les connaissances mises en œuvre. Elle révèle également des contraintes manifestes (d’environnement, sociales, organisationnelles, etc.) qui donnent du sens aux logiques d’action. Elle rend plus accessible le savoir opératoire.

Lorsque l’Analyse de l’activité opérationnelle n’est pas faite, ou faite trop tard, les informations qu’elle aurait pu apporter arrivent, elles aussi, trop tard et cela peut remettre en cause les exigences, donc les spécifications et la conception du système. Le client lui-même découvre des éléments qu’il ne connaissait pas. C’est la raison pour laquelle une pré-étude est indispensable et doit inclure des AAO sur les systèmes existants pour assurer la complétude des exigences et faciliter l’analyse fonctionnelle ainsi que l’analyse de la valeur.

Dans les projets civils, je demandais systématiquement à accéder aux opérateurs sur leur lieu de travail, mais ma demande n’était pas toujours prise en compte. Dans le contrôle aérien civil, par contre, elle était toujours acceptée, ce n’est pas un hasard.

Dans l’industrie de défense, les sciences de l’homme ont toute leur place.

Sur un programme comme EBMR (Engin blindé multi rôle), pour le Jaguar par exemple, la DGA et la STAT (Section technique de l’Armée de terre) ont organisé un « Stage blindé de reconnaissance » sur le terrain de Mourmelon dans un AMX10RC durant quatre jours. Tous les ergonomes (de la DGA, de la STAT, et des trois industriels) ont occupé à tour de rôle les postes de chef et de tireur, recevant les ordres de leur mission par radio. Le pilote et le chef d’engin (assis à la place du chargeur), étaient membres de l’équipe de marque de la STAT. Cette démarche a permis à chacun d’entre nous d’appréhender une grande partie des activités de ces opérateurs. Le dernier jour, nous avons pu ainsi interroger des cavaliers du 3e Régiment de hussards de Metz en bénéficiant d’une véritable connaissance de leurs activités.

Pour résumer, je connais très peu de projets où je n’ai pas eu la possibilité d’aller sur le terrain en travaillant de concert avec les ergonomes de la DGA, de la STAT et des industriels cotraitants.

L’analyse de l’activité opérationnelle est une mission passionnante qui demande une préparation importante aboutissant à la rédaction d’un protocole dans lequel tous les moyens doivent être décrits et toutes les autorisations demandées. Ce n’est que grâce à ce protocole que la DGA peut répondre à l’ensemble des demandes, à condition que les objectifs visés soient parfaitement détaillés de manière à justifier chaque demande.

Sur le terrain, une fois convaincus que vous êtes leur porte-parole, les opérateurs font preuve d’une grande bienveillance et facilitent toujours votre travail. Suite au recueil des données, par les méthodes et les moyens adaptés à chaque contexte, le format du rapport est essentiel pour amener mes collègues à l’exploiter et leur présenter tous les éléments qui l’accompagnent : photos, vidéos et explications complémentaires. Dans mes rapports d’AAO, j’inclus des recommandations (qui s’appuient sur des principes ergonomiques), des remarques (manière d’indexer certaines informations), des questions (à destination de toutes les parties prenantes) et des demandes (issues des utilisateurs, sans qu’elles soient des recommandations). Ces éléments sont ensuite répertoriés et intégrés dans une matrice de traçabilité pour assurer leur prise en compte.

Pour l’étape de conception, j’utilise très fréquemment le maquettage dynamique, que ce soit pour des interfaces informatiques ou pour une face avant de baie. Les maquettes dynamiques ont l’avantage de permettre à toutes les parties prenantes de manipuler et donc de comprendre en détail le fonctionnement du système. Pour le programme EBMR, elles ont été aussi utiles lors des groupes de travail que dans les maquettes physiques. Animées à distance, elles ont permis d’immerger les évaluateurs de l’équipe de marque dans un contexte réaliste. Je me sers d’un manuel utilisateur au plus tôt pour évaluer la solution maquettée ; dès que la maquette devient représentative, j’en rédige le manuel ; si cette rédaction pose problème, c’est que l’IHM est mal conçue, donc je la reprends. Cette maquette et le manuel utilisateur deviennent ensuite les points d’entrée du développement.

Un AMX 10 RC en manœuvre

Un AMX 10 RC en manœuvre

Sur des produits comme la caméra Sophie ou le drone Spy’Ranger, ce sont aussi nos conseillers opérationnels qui apportent leur expertise ; le nombre et les compétences de ces militaires sont une immense richesse pour le groupe Thales.

J’ai eu la chance de travailler au sein de deux grands groupes œuvrant autant dans le civil que dans la défense. Mais entre ces deux domaines j’ai fait mon choix et, à la fin de ma carrière, je compte bien rejoindre la réserve opérationnelle comme retraité de la réserve armement.

Pour conclure, voici mes citations préférées, écrites par deux grands hommes ayant servi leurs pays et l’armement :

- La perfection est atteinte, non pas quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retirer (Antoine de Saint-Exupéry) ;

- La simplicité est la sophistication suprême (Leonardo da Vinci).

Photo de l auteur
Denis Gouet,Thales
Ingénieur Système spécialiste « facteurs humains », Activités Systèmes d’information et de communication sécurisés, Thales. 
Après 8 années au CEA comme roboticien, Denis Gouet a rejoint le groupe Thales en 1994 comme chef de projet, puis responsable qualité et aujourd’hui responsable facteur humain. Il intervient dans les domaines civils (supervision, transport, contrôle aérien) et militaires (systèmes terrestres, optronique, simulateurs, drones).
 

Auteur

Denis Gouet

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