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01 mars 2019

Y A-T-IL UN PATRIOTISME ÉCONOMIQUE EUROPÉEN ?

Ce n'est pas parce que le libéralisme économique et l'ouverture des marchés peuvent produire des effets secondaires (délocalisations, perte de souveraineté...) qu'il faut jeter le bébé avec l'eau du bain et prôner un patriotisme économique étroit conçu par certains comme un protectionnisme.


D'abord parce que ce serait ou­blier les bénéfices colossaux de la globalisation qui a permis de sortir de la pauvreté plus d'un milliard d'habitants sur notre planète. En­suite parce que la fermeture des frontières conduirait immanqua­blement à des mesures de rétor­sion des partenaires qui mettraient à genoux l'économie d'un pays de la taille de la France. Enfin, parce que la préférence accordée à un fournisseur national se fait tou­jours au détriment du concurrent étranger et du consommateur. Un patriotisme économique intelligent et réaliste doit donc s'entendre comme la nécessité de réintro­duire le politique lorsque le béné­fice attendu est supérieur à l'aug­mentation de prix qui en résulte.

 

Ce rappel étant posé, où en sommes-nous en Europe dans la réflexion sur le sujet ? Force est de constater que les débats ont bien lieu, comme on a pu le constater en France pendant la campagne présidentielle de 2017, en partie alimentés par la politique de Donald Trump. Les États-Unis n'avaient cependant pas atten­du leur président pour mettre en place un comité de contrôle des investissements étrangers, le fa­meux CFIUS créé en … 1950 ! En France, il aura fallu attendre 2005 pour que soit publié un décret vi­sant la protection des secteurs jugés stratégiques. L'Union ayant été bâtie sur le concept de mar­ché unique, c'est le libéralisme qui a longtemps dominé à Bruxelles, à savoir la primauté absolue de l'in­térêt du consommateur sur celui de l'entreprise ou de l'État. Mais une prise de conscience s'est clai­rement opérée depuis quelques années : en Europe, comme dans le reste du monde, les pays ne cessent désormais de renforcer leurs systèmes de contrôle, à l’image de l'Allemagne qui vient d’abaisser à 10 % le seuil fixé en 2004 à 25 % au-delà duquel le gouvernement peut examiner la prise de participation d'un inves­tisseur étranger dans les secteurs touchant à la sécurité du pays. Et un accord politique vient d'être trouvé au niveau européen sur un projet de directive

 

En Europe centrale, si ce projet de directive européenne n’a pas suscité un grand enthousiasme, le terme de patriotisme économique est volontiers repris par certains dirigeants, comme le Premier mi­nistre polonais Morawiecki qui l'associe à sa politique de « repo­lonisation ». En effet, le manque d'épargne nationale au moment du basculement dans l'écono­mie de marché à partir de 1989 a conduit à un programme massif de privatisations, principalement au profit des investisseurs venus d'Europe de l'Ouest : les capitaux étrangers jouent donc aujourd'hui un rôle important dans l'économie de ces pays (en Pologne : près de 2/3 des exportations et environ 50 % de la production de l'indus­trie), jugé excessif par certains dirigeants. L’État polonais profite ainsi des opportunités qui se pré­sentent pour monter au capital d’entreprises privées en difficulté (rachat du fabricant de systèmes de transport PESA par un concur­rent espagnol qui doit rétrocéder 30 % du capital au fonds public de développement PFR) ou nationali­ser des actifs cédés par des inves­tisseurs étrangers (rachat d’EDF Polska par l’énergéticien polonais PGE, rachat des parts d’Unicredit dans la banque PEKAO SA afin de se rapprocher de l’objectif fixé par le gouverneur de la banque cen­trale polonaise de 55 % du sec­teur bancaire polonais détenu par des capitaux publics).

 

Est-ce que toutes ces politiques nationales constituent au final un patriotisme européen ? Non, car il ne s’agit que d'approches non coordonnées et surtout défen­sives, reposant essentiellement sur le contrôle des investisse­ments étrangers. Aussi nécessaire soit-elle, cette stratégie défensive, même déclinée au niveau euro­péen grâce à la directive en pré­paration, n’est certainement pas suffisante compte-tenu des défis que les Européens devront relever. Une stratégie offensive reposant sur la constitution de champions européens est indispensable. Or les résultats concrets en la ma­tière restent encore insuffisants : qu’a-t-on fait depuis la création d'Arianespace et d'Airbus, deux exemples qui illustrent au passage la puissance des Européens quand ils additionnent leurs talents ? Pire, nous excellons dans l’art de nous tirer des balles dans le pied : le règlement RGPD, louable dans ses intentions, est pour nos entre­prises, PME et startups, un véri­table boulet dont se sont réjouis GAFA et autres BATX…

 

 

Et pourtant la menace est là. Un focus sur la Chine me pa­raît très éclairant pour l’illustrer. Peut-être avez-vous vu ce coup monté par un journaliste de la BBC afin de tester le système chinois de télésurveillance fort de ses 170 millions de caméras à travers le pays (400 millions pré­vus à l’horizon 2020 !) : il n’aura fallu à la police chinoise que 7 minutes pour l’identifier et le lo­caliser dans Pékin… Cela donne une idée de la puissance du sys­tème de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle qui se trouve derrière ces caméras. Quel chemin parcouru par la Chine de­puis le début des années 2000 ! Sagem/Morpho y faisait alors la promotion de son système de reconnaissance des empreintes digitales, adopté par le FBI grâce à sa rapidité de reconnaissance d’un suspect parmi une base de données de 40 millions (« one-to-many »), alors que les meilleurs systèmes chinois développés dans des laboratoires universi­taires n’étaient encore capables que de faire de l’identification en « one-to-one »...

 

Si à l’époque la tentation était forte de sous-estimer la capaci­té d’innovation en Chine, plutôt connue pour ses copies, il était pourtant évident qu’un marché de la taille de la Chine allait géné­rer un jour sa propre innovation : nous y voilà déjà quinze ans plus tard ! Et cette innovation est d’au­tant plus frénétique qu’elle n’a pas à se soucier de quelconques contraintes déontologiques et qu’elle fait l’objet de politiques publiques ultra-prioritaires et richement dotées : quand la France annonce un plan sur l’in­telligence artificielle à 1,5 G€, la seule ville de Tianjin promet des fonds à hauteur de 16 G$, dans le cadre d’une stratégie nationale visant à faire de la Chine le leader mondial de l’IA à l’horizon 2025.

 

Cette absence de masse critique au niveau européen, notamment dans les données numériques qui constituent le nouvel « or noir », profite à nos concurrents et freine l’émergence de champions euro­péens. Il ne s’agit pas ici de jouer les Cassandre, mais de prendre conscience des enjeux. Car les rai­sons d’espérer ne manquent pas.

 

D’abord, il faut observer que le secteur privé fait lui-même une partie du travail : le marché unique européen conduit à des consoli­dations transfrontalières et à l’in­tégration des chaînes de valeur, particulièrement observable dans le secteur automobile. Mais le rythme est trop lent : la consolida­tion espérée dans le secteur ban­caire se fait toujours attendre et les opérations de fusion ne se font pour l’instant qu’à l’échelon natio­nal, à l’abri de réglementations do­mestiques qui restent fragmentées malgré l’union bancaire.

 

Du côté des États, on observe certes certaines décisions qui vont clairement à contre-courant comme l’annulation du contrat Caracal par la Pologne, qui aurait fait de ce pays la cinquième base industrielle du groupe Airbus Héli­coptères en Europe, ou les achats récents de F-35 par la Belgique et de F-16 par la Slovaquie, au­tant de mauvais coups portés à une industrie européenne de dé­fense encore balbutiante. Malgré tout, certains signes sont plutôt encourageants : par exemple la Belgique a en même temps annoncé un partenariat avec la France à travers la commande de 442 blindés ; malgré la fraîcheur des relations politiques avec la France, la Hongrie multiplie ces derniers mois les contrats et les coopérations économiques avec les entreprises françaises dans des secteurs stratégiques (nu­cléaire, défense, aéronautique). Côté polonais, on perçoit éga­lement une volonté nouvelle de travailler davantage avec ses par­tenaires européens : déclaration conjointe avec le Royaume-Uni sur l’électromobilité à la COP 24, fort intérêt pour rejoindre l’initiative « Airbus des batteries » annoncée par la France et l’Allemagne lors de la dernière réunion des « Amis de l’industrie » à Paris le 18 dé­cembre dernier, etc.

 

Mais les vents contraires soufflent de plus en plus fort pour éteindre cette flamme... D'abord, la montée des nationalismes et la crise du multilatéralisme ne créent pas un contexte favorable à l’essor des coopérations intra-européennes. A cela s'ajoute la division des Eu­ropéens entre anciens membres et pays ayant adhéré en 2004 : pour les pays d’Europe centrale et baltes, la priorité reste le rat­trapage économique par rapport à la moyenne européenne. Or la convergence s’est ralentie depuis la crise de 2008 et nombre de textes européens sur le travail dé­taché, le paquet routier ou encore le paquet énergie sont aujourd'hui perçus par ces pays comme des politiques protectionnistes dégui­sées de la part des « anciens » membres de l’Union. Là encore cette perception ne facilite pas l’ouverture de discussions se­reines en vue d’additionner nos forces et de constituer des cham­pions européens.

 

Il ne sera pas facile de faire chan­ger d’avis des partenaires qui ont d’autres logiques, dérivées de contextes historiques très dif­férents des nôtres, comme les pays d’Europe centrale. Mais les exemples cités plus haut montrent des signes encourageants. Dans la période de doutes et d’inquié­tudes que nous traversons ac­tuellement, il est plus que jamais indispensable que les Européens travaillent ensemble sur des pro­jets ambitieux qui les placent aux premiers rangs mondiaux et leur redonnent confiance dans leurs capacités. L’étape actuelle des patriotismes économiques natio­naux est peut-être nécessaire pour permettre un passage à l’étape suivante, à savoir l'émergence d’un véritable patriotisme euro­péen, seul à même de créer les champions dont l’Europe a be­soin pour faire face aux rouleaux compresseurs de la compétition internationale. Sans cette prise de conscience rapide, c’est alors la dure réalité du déclassement qui obligera à réagir, de la même fa­çon que le changement climatique s’imposera à nous avec pertes et fracas si l’humanité n’est pas ca­pable de changer très vite de tra­jectoire.

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