APOCALYPSE MANAGÉRIALE ET ÉCONOMIE DE GUERRE
François-Xavier de Vaujany a publié l’année dernière un fort ouvrage contestable et passionnant. Professeur à Dauphine, l’auteur entend retracer la genèse de pratiques managériales qui sembleront naturelles à beaucoup d’entre nous, qui ont grandi et vécu avec elles. Publié chez Les belles lettres.
Mais ces pratiques ne seraient-elles pas plus contingentes qu’il n’y paraît ? Ne résulteraient-elles pas à la fois de la “révolution managériale” (James Burhham, 1941) et de la “Révolution digitale” (Conférences de Macy, 1942) ? Peut-on les considérer comme responsables de notre perte de profondeur ? Avec une argumentation parfois serrée, Vaujany répond trois fois positivement. Une discussion pied à pied n’aurait pas sa place dans ces colonnes. Nous nous limiterons à citer ici le remarquable chapitre IV, Les Etats-Unis “arsenal de la démocratie”. L’nevolée de la Seconde Guerre mondiale et le tout aussi remarquable chapitre VII, qui comprend une analyse du Navy Yard de Brooklyn.
« Au commencement de la guerre, les États-Unis sont la 19e puissance militaire de la planète [en nombre d’hommes et en équipement]. » (p. 192). Entre 1941 et 1945, ils auront pourtant produit près de trois mille Liberty Ship de 15 000 t, et l’un d’eux aura été assemblé en moins de cinq jours. Les exemples similaires abondent, surplombés par deux projets emblématiques et apparemment – apparemment seulement – sans point commun : Manhattan et Overlord. Derrière cela, avec une empathie revendiquée mais non sans quelque contradiction, Vaujany dessine le portrait de Roosevelt, à la fois « archétype du manager postmoderne » (p. 203), grand communicant, « préférant multiplier les entités administratives plutôt que de trancher un problème » et, à l’échelle mondiale, responsable de la diffusion du management avec ses « multiples agences, comités et projets » (p. 197). Et pourtant l’urgence est le maître mot. Elle fait tomber toutes les barrières. On fait travailler les femmes et les minorités raciales, on innove dans la formation et la communication, on découvre l’efficacité du management participatif pour produire plus et plus vite. La guerre justifie tout. Ce n’est pas le moment de penser à l’avenir. C’est celui d’aller vite. (pp. 249-256). La victoire des Alliés devient alors celle du manager sur le tyran, ou de la chaîne de production mécanisée sur la stratégie du Blitzkrieg. Comme rien n’est simple, on découvre aussi que l’Union soviétique monolithique s’était montrée plus flexible que les États-Unis. Elle avait anticipé le besoin de convertir quasi instantanément sa production civile en production militaire. Une usine de Leningrad « maintenait ainsi en permanence quatre lignes fabriquant des tracteurs pour une ligne fabriquant des chars. Tout cela était lié à un point commun technique essentiel : les deux engins s’appuyaient sur les mêmes types de chenilles » (p. 216).
Quand cela devait-il finir ? Vaujany cite un comité américain de 1945 : « La réponse est JAMAIS » et l’objectif va perdurer : « une distribution plus efficace » (p. 225). Les logiques qui ont permis de gagner la guerre ont été institutionnalisées après la victoire. Vaujany cite la gestion de la crise et de l’urgence, les projets stratégiques innovants et le besoin de série, la lutte pour la survie de l’entreprise, la peur de perdre, la loi de la concurrence, le besoin d’une grande cause ou le rapport au temps et à l’autre. Et de suggérer que, en un sens, nous vivons encore dans une économie de guerre qui a seulement changé sa gamme de produits. Comme toute généralisation, celle-ci est audacieuse. En l’occurrence, elle l’est un peu trop. Elle risque de faire perdre le sens de ce que fut la guerre, et de ce qu’elle demeure en dépit de ses métamorphoses. Mais, même excessive, cette généralisation permet aussi de considérer à nouveaux frais des pratiques si familières aux ingénieurs. C’est déjà beaucoup.
Auteurs
Armées / DGA / Industrie / Numérique
Manager d’équipes multidisciplinaires et multiculturelles
Vision politique, stratégique et technique.
Expériences de terrain et hauteur de vue
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