VERS DES PROGRAMMES D’ARMEMENT PLUS AGILES ET RÉCEPTIFS À L’INNOVATION
RÉFLEXIONS SUR LA CONCILIATION ENTRE L’INNOVATION, LA PRISE DE RISQUES, ET LES CONTRAINTES INHÉRENTES AUX PROJETS D’ARMEMENT
En septembre 2017, l’IHEDN a assigné à un des comités1 de la 54e SNAED le sujet suivant : « Innovation : comment concilier droit à l’erreur et gestion du risque avec les impératifs liés à la conception et au management de projets en matière d’armement ? ». Le présent article rend compte des enseignements des nombreux entretiens et du très large parangonnage dans l’univers des projets complexes réalisés pour les besoins de l’étude2, avec l’ambition d’apporter un éclairage utile aux réformes en cours concernant cette problématique.
La revue stratégique de défense et de sécurité nationale met en exergue une exigence d’innovation et d’agilité accrues pour répondre aux besoins des armées. Dans ce contexte sont réapparus par ailleurs des reproches faits aux projets d’armement concernant leur coût, leur délai et une inadéquation à l’évolution des menaces et des technologies. Les grands chefs militaires évoquent l’absence d’intégration de certaines innovations pourtant pertinentes et un délai de renouvellement des capacités souvent trop important. Le défaut d’agilité des projets d’armement apparaît ainsi patent et la difficulté à mettre en oeuvre certaines dispositions clé du pacte défense PME relatives à l’acquisition de la R&T ou aux expérimentations réactives en atteste pour ce qui est des projets « amont ».
Une partie des critiques formulées à l’encontre des opérations paraît cependant peu objectivée voire excessive. La supériorité technologique des armées est ainsi indéniable dans leurs interventions. Le succès de nos exportations d’armements serait-il par ailleurs possible sans un excellent niveau d’innovation ?
De plus, les modèles mis en avant semblent parfois négliger les enjeux d’intégration, de pérennité et de passage à l’échelle. Ainsi, l’action exemplaire des forces spéciales, dont les conditions d’intervention et le format permettent une stratégie d’équipement parfois heuristique, n’est pas pleinement transposable aux armées en général.
Ne pas tomber du Charybde du conservatisme dans le Scylla d’une perte d’acquis essentiels
Il existe un écueil important que les évolutions à venir dans la conduite des projets d’armement (tant amont qu’aval) devront éviter : celui de compromettre les forces du système actuel, qui ont conduit à disposer d’un ensemble cohérent de capacités fréquemment assorties de la supériorité technologique, et d’une base industrielle compétitive, conférant à notre défense un degré élevé d’autonomie stratégique. Un autre écueil tout aussi important serait une approche exagérément conservatrice, méconnaissant certains éléments clés fondant les reproches aujourd’hui faits à la DGA. Une des caractéristiques d’une telle approche est une gestion des risques orientée presque exclusivement vers leur minimisation et de facto réfractaire à l’opportunité ou aux paris. La crainte des erreurs (surtout des échecs) est d’ailleurs l’une des premières causes avancées pour justifier la rigidité des méthodes de conduite de projet dès l’expression du besoin, et le contrôle exercé sur les projets d’armement devra évoluer en tenant compte de cet état de fait.
Il ne peut s’agir de se reposer sur ses lauriers : mieux s’adapter à l’évolution de plus en plus rapide et incertaine des menaces et des technologies est au contraire une réalité qui constitue un enjeu majeur. Réussir cette mutation nécessite :
- d’une part, de bien distinguer la finalité des projets – satisfaction et supériorité capacitaire des forces armées – de moyens comme la mobilisation de l’innovation, la prise de risque, le droit à l’erreur et l’agilité ;
- d’autre part, d’accepter à tous les niveaux la remise en cause de contraintes qui font obstacle aux évolutions nécessaires – tout en admettant que certaines contraintes demeurent encore intangibles et réduisent en conséquence les ambitions d’une transformation.
Si la conduite des projets était un système physique…
La conduite des projets d’armement constitue en fait un système gouverné par de nombreuses équations, à qui l’on demande d’évoluer pour prendre en compte une nouvelle exigence. Cette nouvelle optimisation entraîne inévitablement un besoin d’ « énergie » (pour sortir de l’optimum actuel) et d’accepter une remise en cause des paramètres actuels.
L’examen de projets complexes montre que d’autres acteurs, dans des cadres parfois très différents, ont été confrontés à des problématiques similaires et ont développé des approches pour mieux prendre en compte ces paramètres – approches qui sont parfois des redécouvertes des stratégies mises en oeuvre avant que la conduite de programme ne s’engage dans une évolution normative qui apparaît rétrospectivement comme réductrice3. Au sein même de la DGA, des initiatives (encore trop locales) montrent qu’une gestion plus ouverte de l’incertain dans les projets d’armement (de l’expression du besoin à la réalisation) est possible, que la réglementation en matière de marchés publics de défense ne fait pas obstacle à des marchés flexibles et réactifs.
L’innovation étant partie intégrante de l’ADN de la DGA, il ne peut être pris à la légère qu’il lui soit reproché de ne pas y être assez réceptive. Ce paradoxe apparent ne surprendra pas ceux qui sont familiers de la vie trépidante des programmes d’armement. Matière malléable à sa naissance, le programme acquiert en effet rapidement la rigidité du monolithe : immuable, intangible, atemporel. Un tel objet répond parfaitement aux objectifs d’un système depuis longtemps rodé qui abhorre l’incertain et n’entrevoit l’évolution que comme négative : risque ou nécessité de s’adapter à une contrainte financière. Ce simple constat fournit une voie de réflexion pour répondre à notre problématique. Examinons ce qui concerne la conduite des programmes pour aborder ensuite ce qui relève de leur environnement.
Ouvrir des espaces d’innovation dans les programmes
Les programmes sont en général structurés selon un « cycle en V », dont la principale vertu est celle d’une convergence maîtrisée mais dont le prix à payer est la grande difficulté à remettre en cause les choix antérieurs. L’innovation n’y peut donc être en principe que dirigée et partie intégrante du programme4. Il s’agit d’un véritable effet tunnel capturant à la fois besoin et réponse technique. Il est vital de retrouver le moyen de pouvoir penser l’évolutivité des programmes, quitte à faire le choix du périmètre concerné. La figure ci-dessus illustre les bénéfices d’une telle approche.
Les programmes sont la résultante d’une segmentation de besoins exprimés en termes de capacités. Il en résulte une rigidité intrinsèque à cette décomposition : tout programme devient le point d’accrétion de besoins multiples5 et n’est piloté qu’en fonction de ses objectifs propres. Elargir le périmètre au niveau d’une capacité et de
celui du cycle de vie des systèmes d’armes paraît tout à la fois permettre d’échapper à cette rigidité, et ouvrir de nouveaux espaces d’innovation. Ouvrir un programme à un contexte plus large permettrait en particulier d’en adapter le contenu et les objectifs de manière dynamique. Un directeur de programme ne doit plus être soumis à un aléa moral le conduisant à préférer la conformité à une référence initiale à l’efficacité.
Les marges d’adaptation : une cible trop facile – et inappropriée ! - pour le rabot financier
S’il est clair que toute mesure conservatoire ou prédisposition à l’évolution a un coût, est-il raisonnable d’en faire l’économie puis de regretter l’abandon de toute marge de manoeuvre ? Un programme qui accède au graal du stade de réalisation reproduit fréquemment un schéma de renoncement pour faire « rentrer l’édredon dans la valise » conduisant à sacrifier les provisions. Bénéficier au mieux de l’innovation impose de préserver des conditions favorables, ce qui pose en premier lieu la question de la programmation physico-financière. Celle-ci repose sur une méthode quasiment prescriptive qui ne laisse qu’une portion congrue à l’imprévu. Pour ouvrir le champ des possibles, il est nécessaire de repenser cette structuration. Cela est possible sans obérer la rigueur de la gestion : l’évolutivité doit être un besoin reconnu et il doit être admis qu’une part d’incertain (inhérente à des projets tels que les opérations d’armement) coexiste avec l’approche prescriptive.
Cette opportunité ne prend sens que si les systèmes d’armes sont en mesure d’intégrer l’innovation opportune, qui a concentré les efforts du ministère ces dernières années. Leur architecture doit donc être conçue pour une évolutivité choisie et assumée, complément indispensable pour que l’innovation non prescrite puisse y fructifier.
La déclinaison de ce premier axe d’effort doit permettre de passer d’un modèle « balistique » de conduite de projets, caractérisée par un besoin figé et une conduite peu agile, à un modèle piloté permettant de s’ajuster durant le projet aux évolutions du besoin ainsi qu’aux nouvelles opportunités. Il en découle que les méthodes de conduite devront être davantage personnalisées en fonction des caractéristiques propres à chaque projet.
Pas d’évolution possible sans adaptation des modes de contrôle et de pilotage
Le deuxième axe d’effort concerne l’environnement des programmes. Il s’agit tout d’abord de partager des règles du jeu adaptées aux objectifs visés ; les ambitions d’agilité et d’ouverture à l’innovation exigent en effet une évolution des modes de contrôle et de pilotage, qui verrouillent par le sommet les processus. Sans nier la nécessité d’une saine gestion, force est de constater que le contrôle des opérations d’armement a pris une ampleur inégalée et qu’il correspond plus à une logique de moyens qu’à une logique de responsabilisation. Ceci relève d’une quête de certitudes : conformité au besoin exprimé pour les états-majors, orthodoxie budgétaire pour les financiers, absence de dérive du périmètre pour la DGA, visibilité industrielle… Est-il plus important de suivre rigoureusement une prévision initiale et des procédures figées ou bien de s’adapter au mieux aux circonstances ?
Des évolutions organisationnelles et réglementaires sont par ailleurs nécessaires afin de donner plus de sécurité juridique aux acteurs acceptant des prises de risque maîtrisés et dont l’exposition personnelle est aujourd’hui un frein majeur6. Ouvrir des espaces d’expérimentation, si nécessaire par la dérogation aux normes existantes, reste indispensable à l’exploration de ruptures technologiques.
Enfin, les changements attendus ne deviendront profonds et durables qu’au prix d’un effort important d’accompagnement et d’apprentissage organisationnel ; cela peut débuter par une capitalisation et une diffusion des nombreuses expériences (réussies ou non) déjà réalisées au sein même du ministère et par une ouverture beaucoup plus grande au monde des projets civils complexes et à la sphère académique : en cela, la conduite de projets doit être considérée comme une expertise au même titre que les domaines techniques d’intervention de la DGA.
1 : Ce comité « Kairos » auquel nous appartenons comptait également des auditeurs issus de l’industrie (CEA, Safran) et du Ministère (Marine, SSA, DGA, …).
2 : Le rapport complet de l’étude est accessible via le lien http://olibou75.net/ih/
3 : Le lecteur intéressé pourra consulter avec profit la bibliographie du Pr. Sylvain Lenfle, professeur de management de l’innovation au CNAM et chercheur associé à l’X, notamment « Lost Roots : How Project Management Came to Emphasize Control Over Flexibility and Novelty »
4 : Hormis les opérations transverses, qui ne sont pas assimilées sans difficulté dans cette logique.
5 : Ceci peut aboutir à des expressions de besoin redoutablement incantatoires, le programme étant souvent vu comme le seul créneau d’opportunité pour obtenir de nouvelles capacités.
6 : L’approche anglo-saxonne de ces questions est très pragmatique et pourrait constituer une source d’inspiration salutaire.
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