Pour engager une nation dans un effort collectif, notamment un effort de guerre, une orientation des esprits est indispensable. Des stratégies de manipulation ont été progressivement améliorées au XXe siècle pour convaincre les peuples de la légitimité des conflits. Les métiers de la communication s’en sont largement nourris.

Ce qui frappe dans le panorama rassemblé par M. Colon, c’est l’évolution des techniques de manipulation des masses, qui se sont peu à peu spécialisées pour avoir toujours davantage d’impact. 

Trois méthodes pour manipuler 

La première, c’est la répétition, qui a eu une ampleur inédite par l’essor de la presse, puis le cinéma et la télévision, et aujourd’hui Internet. 

La seconde, c’est l’approche scientifique et statistique, pour augmenter l’efficacité des messages. Quelques-uns des grands communicants ont fait preuve de génie pour trouver les bons slogans et les bonnes cibles, par exemple « la Listerine stoppe l’Halitose » mot inventé pour désigner une mauvaise haleine, mais plus encore, ont largement utilisé les sondages et le feedback d’échantillons de population pour affiner leurs messages. `

La troisième technique a intégré les apports de la psychologie. Les messages s’adressent désormais à l’inconscient individuel ou collectif, jusqu’au nudge, incitation dont le bénéficiaire – ou la victime – n’a même pas conscience. 

L’étape ultime combinant l’ensemble de ces techniques se trouve, selon l’auteur, dans Facebook et les autres réseaux sociaux qui ont réussi à la fois à toucher très largement une population – on parle de 2 milliards de personnes utilisant Facebook une heure chaque jour – et à avoir un feed-back permanent des actions des utilisateurs de ces réseaux lorsqu’ils cliquent, scrollent, réagissent à un contenu individualisé. Leurs algorithmes calculent pour chaque utilisateur ce qui génère le plus d’attention, ainsi que le montre Tristan Harris dans son documentaire Social Dilemma.

Manipuler, mais pourquoi ? Certains des « grands manipulateurs » ont eu des visées altruistes ou humanistes, ou ont servi des causes qui leur semblaient nobles, citons Walt Disney ou Frank Capra pour engager l’Amérique dans la Seconde Guerre mondiale. D’autres, et parfois les mêmes, ont aussi eu des mobiles plus mercantiles en défendant l’industrie ferroviaire contre les grévistes, l’industrie du tabac pour nier les dangers de cancer, le capitalisme en promouvant la consommation de masse sans souci éthique ou environnemental, la révolution avec le petit livre rouge. Et on ne peut nier des actions complètement immorales comme le dénigrement d’institutions, d’initiatives ou de personnes que l’on a vu fleurir dans le domaine politique – Voir Cambridge Analytics par exemple.

Il y a des limites à la manipulation. Les manipulateurs sont un jour dépassés par la conjoncture : le mensonge ne tient plus. Citons Karl Rove, conseiller de George W. Bush essayant en vain de faire porter le chapeau de l’ouragan Katrina sur le gouverneur de Louisiane... Et même s’ils résistaient aux évolutions techniques, ils sont comme leurs commanditaires soumis au temps et à la finitude.

Ce livre nous invite à une prise de conscience des manipulations auxquelles nous sommes soumis, et en particulier de l’extrême sophistication auxquelles elles sont parvenues. À quelques décennies de distance, nous jugeons souvent sévèrement l’aveuglement de nos anciens. Et nous, où sont nos aveuglements, et quelle vérité aurions-nous besoin de laisser émerger ? Avons-nous encore les moyens de porter un regard éclairé sur la menace climatique, l’économie de guerre, le risque nucléaire, l’invasion des puces de lit ? Et finalement ne vaut-il mieux pas baisser les bras en disant « qu’est-ce que la vérité ? » comme un certain Pilate ?