ESPACE : DE LA DUALITÉ À LA SOUVERAINETÉ
LES PROJETS SPATIAUX SONT NÉS DE LA VOLONTÉ́ DES MILITAIRES
Le domaine spatial, comme le premier Spoutnik, a dès l’origine visé des applications militaires. C’est le cas pour Ariane Group, Airbus Defense&Space et Thales Alenia Space. Et les programmes civils sont stratégiques pour leurs utilisations à des fins militaires !
Quatre octobre 1957, dans le cadre d’un projet annexe au développement du missile balistique R-7, un objet sans nom est mis pour la première fois en orbite. L’entrée de l’humanité dans l’ère spatiale suite à ce premier « spoutnik » artificiel est dignement célébrée en URSS par quatre lignes dans la Pravda coincées entre deux articles sur la productivité des kolkhozes. Ce projet porté par Korolev n’aurait pas eu lieu sans la volonté des militaires soviétiques de disposer d’un missile pouvant emporter une tête thermonucléaire de 5 tonnes à une portée intercontinentale. Ainsi, dès son origine, le domaine spatial a eu cette spécificité d’être intrinsèquement dual, combinant développements à visée militaire et applications civiles. 60 ans plus tard, ArianeGroup réalise à la fois le M51 et les lanceurs Ariane ; tandis qu’Airbus Defence&Space conçoit les satellites militaires de reconnaissance optique CSO tout en commercialisant le service d’imagerie commercial Pléiades Neo. Thales Alenia Space fournit quant à lui le satellite de télécommunication Athena-Fidus pour les besoins militaires franco-italien et le satellite SES-17 pour l’opérateur privé de télécom luxembourgeois.
Des Business Units duales
Au sein de la Direction Espace de Safran, où je travaille, nous n’avons pas de Business Units ou de service d’ingénierie dédiés aux domaines civil ou militaire. Les technologies et les produits sont souvent similaires et c’est une force extraordinaire sur de nombreux points. En premier lieu, les innovations incrémentales à la suite de la pression concurrentielle du marché civil permettent à la défense de disposer en permanence de produits à l’état de l’art. Ensuite, les commandes militaires et civiles qui possèdent des cycles temporels différents engendrent une résilience industrielle. Enfin, des ruptures technologiques poussées par la défense peuvent être commercialisées en volume sur les marchés civils.
WeTrackTM, de la défense à un service commercial
Les exemples le démontrant sont innombrables mais je souhaiterais en détailler un qui me tient à cœur : Safran opère aujourd’hui un réseau mondial de capteurs radiofréquences fournissant un service d’orbitographie des satellites géostationnaires et bientôt de l’ensemble des satellites quelle qu’en soit l’orbite : le service WeTrackTM. La mesure se fait de manière totalement passive en exploitant les mesures différentielles de temps à l’arrivée des signaux RF émis par les satellites observés. Initialement développé en 2015 par les équipes de Safran Data Systems, WeTrackTM était dédié aux besoins d’activités sensibles de défense. Rien n’indiquait a priori que Safran proposerait un jour une offre commerciale accessible en ligne avec des abonnements en « pay per use ». Depuis, la prolifération d’objets et de débris spatiaux a fait émerger la nécessité de connaître la position et l’activité des objets spatiaux.
STM et SSA
Au niveau civil, l’encombrement des orbites basses par les méga constellations de type Starlink déployées ou en cours de déploiement imposera certainement de réguler le trafic spatial pour assurer la sécurité des opérations à l’instar de ce qui existe pour le trafic aérien: on parle de Space Traffic Management (STM). Le Department of Commerce est en pointe sur le sujet pour les Etats-Unis et au niveau européen, l’initiative EU-SST sera le pilier du STM. Du coté militaire, la transformation de l’espace d’un milieu hébergeant des capacités stratégiques vers un champ de bataille où se dérouleront des opérations militaires nécessite de connaître le comportement et l’activité des satellites inamicaux. On parle de Space Situational Awareness (SSA). Le développement du service WeTrackTM est ainsi porté par cette double dynamique. Le soutien du CNES et de la DGE au travers successivement de EU-SST et du plan France 2030 a permis de développer la capacité de suivre des orbites non géostationnaires et d’assurer bientôt un suivi des constellations commerciales en orbites basses. Safran en tant qu’opérateur de confiance du Commandement de l’Espace (CdE) a souhaité parallèlement développer des fonctions plus avancées de caractérisation des satellites et de détection autonome de nouveaux objets. La possibilité de suivre des orbites non géostationnaires est une capacité cruciale pour les besoins du CdE et celle de caractériser l’utilisation du spectre est importante pour les opérateurs civils, pour la détection des interférences. Ainsi, les développements pour les besoins civils ou militaires tirent des bénéfices mutuels et permettent de construire un service unique au niveau mondial.
Exercice AsterX de Commandement de l’Espace
Changement de paradigme
Au-delà de la question des technologies duales et de cet exemple particulier, un changement de paradigme est en cours dans le domaine spatial. Il se situe au niveau de l’emploi de capacités commerciales au cœur des affrontements et d’une frontière de plus en plus floue entre emploi civil et militaire. Le domaine spatial est en pleine mutation avec l’émergence d’entreprises privées comme SpaceX ou Rocketlab offrant un accès à l’espace moins coûteux ou avec plus de flexibilité que les acteurs traditionnels qui sont eux aussi en train d’accomplir une mutation forcée. Combiné avec une approche fondée sur des plates-formes satellites nano ou smallsat en orbite basse, cela a démultiplié les initiatives privées liées au spatial.
Antennes Starlink en partance pour l’Ukraine
Starlink, d’un service grand public à un outil pour la défense
La méga constellation Starlink de SpaceX est un exemple intéressant : cette constellation commerciale a joué un rôle central pour les communications militaires ukrainiennes. Starlink offre à ses utilisateurs dotés d’une antenne électronique de 51*57 cm un débit équivalent à celui d’un réseau 4G quelle que soit la situation au sol. Au début du conflit en Ukraine, le satellite KA-SAT, opéré par l’entreprise américaine Viasat et utilisé par l’état-major ukrainien, subit une cyber attaque diminuant fortement sa capacité à communiquer. Quelques semaines après, dès avril 2022, plus de 5000 terminaux Starlink ont déjà été fournis à l’Ukraine. Ces terminaux ont permis de rétablir l’accès à internet et d’utiliser des connections satellitaires jusqu’au niveau opératif permettant la coordination des opérations de l’armée ukrainienne. Ils ont par exemple joué un rôle important lors du siège du complexe Azovstal ou bien en permettent d’assurer la liaison de données vers les drones ukrainiens. L’importance cruciale de Starlink pour l’Ukraine n’a pas échappé aux russes qui ont déclaré par l’intermédiaire du président de Roscosmos qu’Elon Musk serait tenu « responsable [de leur utilisation] comme un adulte - peu importe à quel point il joue à l’idiot ». L’utilisation de cette constellation au cœur des combats a complétement brouillé la frontière entre solutions civiles et militaires.
Des moyens grand public participant à la souveraineté de défense
Un service commercial est devenu une capacité souveraine de défense bénéficiant aux USA et à leurs alliés. Une autre illustration au niveau français en est la participation chaque année des opérateurs français de service commercial de SSA comme Safran aux exercices militaires AsterX du CdE. L’important n’est plus de classifier un moyen comme commercial ou militaire mais de savoir s’il peut être un outil de puissance au service des intérêts d’un pays. Des initiatives commerciales visant le grand public peuvent soutenir la souveraineté spatiale d’un pays. Les revirements et les déclarations récentes d’Elon Musk menaçant de couper l’accès à ce service s’il était utilisé à des fins militaires offensives nous rappellent cependant que les principes de fonctionnement et les mécanismes de responsabilité du secteur privé civil peuvent différer de ceux de l’industrie de défense et nécessitent encore de trouver un modus operandi partagé.
Antenne de Starlink déployée
X05, ENSTA, Nathanaël a commencé sa carrière dans la dissuasion d’abord au CATOD puis à l’UM COE. En tant qu’architecte, il est chargé de la rénovation du SCALP-EG en 2017. Après un passage en bureau des opérations d’armement, il rejoint Safran Electronics & Defense en 2021 où il pilote la stratégie et l’innovation de la Direction Espace.
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