FORCES SPÉCIALES, MÉTHODES SPÉCIALES
EN ÉVITANT L’ISOLEMENT
Spéciales par les modes d’action et souvent par les méthodes d’acquisition des équipements, elles doivent faire face à deux défis : être à jour et s’intégrer dans le reste du monde.
Vues de l’ingénieur, les forces spéciales ne peuvent pas travailler et acquérir leurs équipements comme les autres, pour deux raisons : d’une part par nature elles sont petites et doivent de plus par essence être imprévisibles, et s’adapter rapidement à des scénarios qu’aucune planification ne peut prévoir ; d’autre part de façon interne elles sont un laboratoire pour les armées, dont le retex sort des errements classiques. En outre elles forment des moniteurs, spécialistes pas seulement des « pistes d’audace » (anciennement « parcours du risque »), pour qui les équipements qui leur soient compréhensibles.
Pourquoi entraîner en forêt guyanaise ceux qui seront affectés en opex au Mali ? Justement pour leur apprendre à vivre dans l’imprévisible : nous avons ainsi appris le latin !
Il y a 11 structures d’aguerrissement et d’entraînement des commandos : en forêt tropicale (8, dont 2 en Guyane, Martinique, Réunion, Nouvelle Calédonie, Polynésie, Côte d’Ivoire, Gabon), en milieu désertique (Djibouti, Abou Dhabi) et aquatique (Mayotte), sans compter le CNEC (centre national d’entraînement commando) pour les cadres à Mont-Louis et deux centres d’initiation commando (Quiberon et Epinal). |
Centre d’initiation commando : image inclinée pour impressionner |
Acquisition : vitesse et agilité
On ne peut demander aux mêmes personnes une imprévisibilité dans les opérations, élément essentiel d’efficacité, et le strict respect de procédures administratives.
A première vue, on s’écarte un peu de ce qu’on apprend aux IA de bien faire. Pourtant les méthodes d’acquisition de la DGA sont devenues plus réactives, avec des voies spécialement conçues (bien que d’application assez marginale) ; on est loin du scénario absurde où une nouveauté, d’abord proposée par un industriel, doit d’abord passer par un plan prévisionnel puis par un processus contractuel mené comme si la DGA avait eu l’idée la première, dans une durée totale d’inaction technique de 18 mois. Une autre caractéristique est la propension à nommer le matériel désiré plutôt que décrire les caractéristiques recherchées, et a fortiori le besoin fonctionnel. En bref, « je veux ça » plutôt que « je veux faire ça ». On s’écarte donc des principes de l’achat public, avec en plus le préjugé que la stricte procédure est vouée à l’échec. C’est le traditionnel compromis entre efficacité et régularité.
C’est ainsi que les forces spéciales ont pu acquérir des grenades par le commissariat, ou que des services étonnent des fournisseurs potentiels trop coutumiers des principes des achats publics.
Ce qui est critique doit-il rester étatique ? Pour les Forces spéciales, surtout pas ! Dans un sens ils ont raison : Les méthodes doivent être quelque chose de vivant, c’est comme les vélos : quand on s’en sert ça s’use, quand on ne s’en sert pas ça s’encrasse. Les hélicoptères NH90 «Forces spéciales » réalisés en coopération, dont le contrat vient d’être passé par la NAHEMA, représentent un véritable saut conceptuel, en attendant les adaptations éventuelles.
Hors normes ?
Sur le fonctionnement, il s’agit de « faire autrement ». Ce n’est donc pas une priorité que de certifier en égrenant les normes ISO, c’est non. Sur de nombreux exemples, la raison s’écarte des règles... qui l’emportent parfois de peu
Le risque de transgresser se pèse selon l’efficacité. A l’issue d’une opération extérieure, le projet de rapport sur les enseignements à en tirer mentionnait que des officiers avaient clairement enfreint des règles de protection du secret. Cela a suscité deux attitudes extrêmes : la Direction des affaires juridiques du ministère a exigé que le paragraphe en question soit supprimé ; les militaires ont mesuré les seuls risques opérationnels. Efficacité contre légalité, c’est une question de classement des priorités.
Sans transgresser les règles, il faut peser les risques contre l’intérêt opérationnel. Par exemple dans l’emploi de munitions ou dans l’usage de substances influant le comportement ou la résistance, l’armée de terre, aux effectifs plus nombreux et donc aux usages plus fréquents, refusera ce que armée de l’air et marine ont déjà accepté. Les forces spéciales jugeront au cas par cas.
La multiplication des textes réglementaires ne va pas dans le sens de la flexibilité appliquée par les forces spéciales. Ils ont toutefois le dessus quand est en jeu la sécurité des vols. Mais dans un bâtiment destiné à héberger des commandos, l’avant-projet n’avait pas d’ascenseur, pourtant obligatoire pour toute construction, au titre des mesures pour personnes handicapées. Le projet a été bloqué, et la simple prédisposition, assez logique, a été difficile à faire accepter. De même que le temps de crise conduit le politique à adapter les règles établies pour faire face au temps de crise, l’apprentissage en continu n’a pas de règle préétablie : en termes abstraits, la gouvernance pour le changement de gouvernance n’est pas décrite.
Le principe est que le risque est admis comparé aux enjeux, mais d’autres règles sont nécessaires : autorisation du CEMA, RGPD, armes interdites (mines). Dans un récent exposé, un général expliquait même que la compréhension des activités militaires est assez facilement accessible à l’IA, puisque qu’elles sont logiques. Bien sûr les forces spéciales doivent échapper à cette logique...
Secrets : qui sait quoi ? Est-ce qu’ils savent ce que nous savons de ce qu’ils savent ?
Il est essentiel de connaître la partie adverse et les secrets qu’elle détient. La protection du secret est un double sujet : protéger ce que l’on sait (et comment on le sait) et savoir ce que peuvent savoir les hostiles, souvent avec les mêmes méthodes que soi-même.
Les autres habitudes d’obtention du secret sont utiles à connaître : russe (espionnage et reconstitution), américain (on récolte tout, on a le droit), chinois (on récolte par tous), britannique (on reconstitue après coup une démarche légale). Et l’expérience montre qu’on peut être puni pour ne pas tenir compte d’une information qu’on n’est pas habilité à connaître !
La liste des lieux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale (arrêté du 24 novembre 2020) est secret (la dernière mise à jour date de novembre 2020). Très bien. Ce qui est perfectible mais inévitable, c’est qu’on peut s’en approcher par d’autres voies : localiser par les avis d’interdiction de survol ou par le floutage des cartes et vues satellite, puis obtenir l’image. Trois méthodes sont parfois immédiates: consulter un site qui n’a pas passé d’accord de confidentialité (par exemple yandex. ru, toutefois susceptible de biais), rechercher de vielles vues de Google, antérieures à l’accord de confidentialité de 2016, utiliser les imperfections des sites connus, comme Apple qui floute des zones militaires mais conserve leurs vues 3D. Ceci est bien sûr à transposer sur les lieux d’action à l’étranger.
L’identité des personnels est protégée (arrêté du 7 avril 2011, complété le 7 mai 2020). Pendant longtemps la liste des délégations de signature, disponibles sur le JO, donnait des noms et des postes, parfois même à l’insu des titulaires concernés qui découvraient, incrédules, qu’ils étaient connus. Depuis peu, le moteur de recherche du JO ne donne plus un accès facile à une partie des curriculum vitae. Il faut y passer du temps. Et les bugs sont inévitables : voir encadré.
Moins critiques, il y a de nécessaires incohérences entre le secret d’un jour et la publicité ultérieure (par les Wikileaks ou par un ancien président, peu importe la nouvelle source) : le gouvernement pakistanais proteste contre les frappes de drones américains sur leur territoire, pour plus tard dans la même année (2013) reconnaître qu’il avait donné son accord (après, on peut se demander si les premières protestations ne venaient pas simplement de la place minime laissée aux Pakistanais dans la préparation des frappes).
Ce qui est certain, c’est que la loi ne résout pas tout. On ne peut pas pénaliser la copie du JO.
On n’est jamais assez prudent : les photographes amateurs
On n’est jamais assez prudent : les photographes amateurs
Pour montrer son activité malgré sa maladie, Trump est photographié à l’hôpital dans diverses salles. Mais les métadonnées des photos montrent qu’elles sont prises dans un périmètre de 10 mn, comme au théâtre. Et la feuille qu’il signe est blanche... on n’a ainsi démontré que l’amateurisme de la comm ! Le secret ne peut se satisfaire d’amateurisme, même si des contradictions demeurent
Dans la photo d’une cérémonie officielle sur le site de l’Elysée, un officier de sécurité du président est flouté. Le site du premier ministre publie la même photo non floutée.
L’Iran montrait une photo de prétendus lancement simultané de missiles : un examen rapide des panaches de fumée montre qu’il s’agit du même lancement recopié plusieurs fois. Bien sûr, on se moque d’un pays primaire...
mais à un salon professionnel, Raytheon faisait de même avec des tirs de missile SM2. Le responsable du stand, d’abord offusqué de cette observation, a fini par l’admettre.
Capacités et secret, une équation impossible : Géo Trouvetout et Ali Baba
Des matériels uniques, des logiciels banals. Par construction les forces spéciales sont peu connues : pas de communication, pas de démonstration de force3, elles s’écartent des trois sujets d’affichage favoris des armées (humanitaire, écologie, transport) mais ont un objectif d’efficacité avec un petit nombre, en autonomie. D’un côté cela aiguillonne les Géotrouvetout, et d’un autre c’est plutôt un frein à l’innovation venant du civil et à la coopération. Dans les opérations, cela peut même rendre plus difficile le fonctionnement au sein d’une force.
Côté Géotrouvetout, il suffit de regarder les images, ou de s’inquiéter des nouvelles inventions, comme les mines US télécommandées. Mon fils fait pareil avec son téléphone.
Côté techniques numériques, c’est au coup par coup : le démonstrateur de système d’échange de données Scarabée4, qui semble évident pour des geeks, a permis la supériorité de nos forces dans un exercice interallié (Bold Quest) où les Américains en étaient encore à la transmission à la voix. Il est souvent acquis qu’on réalise des démonstrateurs d’abord. Non pas pour une question de temps, mais d’urgence des idées. Or ce principe est démenti par les sociétés du numérique, plus rapides et plus à la pointe des capacités des logiciels. Le défi est de raccorder les spécialistes civils, très agiles, aux spécialistes militaires, au faible turnover des métiers ou ayant propension à promouvoir ceux qui leur ressemblent donc aux habitudes plus marquées.
Un peu plus loin que ce qui est permis...
Il est étonnant d’écouter de petites sociétés expliquer leurs traitements, peu utilisés par les forces spéciales mais qui leur feraient gagner un temps précieux. Sans recrutement varié et aux compétences actualisées, il faut multiplier les métiers en risquant de ne pas profiter des technologies civiles. Le secret a un coût parfois très élevé car il risque de fonctionner dans les deux sens : rien ne sort, mais rien ne rentre ! En faisant face à des hostiles qui exploitent des nouvelles techniques (souvent disponibles en ligne sur Ali Baba), il faut se mettre très rapidement à leur emploi, si possible plus vite que les autres : impossible sans des fureteurs, que les forces spéciales ne peuvent pas héberger. Et quand la nouveauté ou le bricolage sont là, la question du MCO est presque insoluble... Pire serait l’oubli de se connecter au monde civil imparfait ; comme mal localiser une ambassade alors que FedEx y livre quotidiennement du courrier. De même au sein des forces, il y presque par nature saturation, donc on privilégie sa propre mission stricte, ce qui conduit à une logique de troc : tu m’aides, je t’aide ; pas le temps d’imaginer d’autres organisations ou d’autres méthodes, de partager l’expérience. Mais il faut solidarité et connaissance réciproque, sinon on risque de nuire aux autres équipes bleues (les nôtres).
C’est une des raisons de la création du COS en 1992 pour qu’il ait une connexion interne, pour faciliter le BFT (blue force tracking, localisation des forces amies).
Finalement l’isolement est nécessaire sur les données, mais nuisible sur les moyens : les forces spéciales – tout comme les armées – doivent échapper aux observations par les technologies d’intelligence artificielle des Etats ou des acteurs privés. Une totale indépendance nationale nous relèguerait à une infériorité certaine et au risque de se faire coloniser par les «grands»: il n’y a pas de solution, mais seulement des voies, comme le centre de réflexion « interaxions » de la DGSE.
En guise de conclusion, le métier des forces spéciales est – sans même parler des opérations – difficile et plein de paradoxes. Finalement, les ingénieurs de l'armement sont des forces spéciales : s’il s’agit d’appliquer rigoureusement des règles aussi pertinentes soient elles, d’excellents administrateurs suffisent. La valeur ajoutée est la capacité de faire face à l’imprévu, en allant chercher les meilleures techniques là où elles se trouvent, et en dérogeant aux règles fixées comme cadre. Comment ? en regardant aussi ailleurs, par initiative personnelle. La vraie question est : jusqu’où ? et la réponse est : un peu plus loin que ce qui est permis.
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