HISTOIRES DE DUALITÉS
La dualité au sens large présente de multiples facettes. Un petit voyage dans le passé en illustrera quelques-unes, dont certaines ont probablement des analogues modernes.
Je commencerai par un cas rare : lorsque la dualité oblige l’Etat à adapter ses produits, en l’occurrence les cartes marines. C’était vers la fin des années 70 et le SHOM avait créé un groupe de travail pour déterminer entre autres l’avenir de la cartographie marine auquel je participais. Un des membres fit observer que, pour satisfaire les besoins de la plaisance, il fallait diffuser des cartes pliées. La raison en était que dans un petit voilier, ainsi que dans une boutique de shipchandler, les cartes marines de grand format dites « à plat » sont trop encombrantes. La proposition fut rejetée car elle se heurtait aux normes de fait de l’usage des cartes marines. Mais quelques années plus tard, on vit malgré tout apparaître dans les magasins des cartes du SHOM pliées... Il n’y en a plus beaucoup, car la navigation est devenue très « électronique », comme nous pouvons le constater dans nos téléphones , mais il y en a encore. Une carte mouillée est plus utilisable qu’une tablette qui a pris des embruns.
Un cas de figure fréquent est celui où les progrès d’un matériel civil lui font obtenir les performances souhaitées par les militaires pour un coût beaucoup plus bas du fait de la taille des séries. Pour les consoles de visualisation par exemple, on développait encore des systèmes spécifiques pour la défense aérienne dans les années 60/70. Lorsque je suis arrivé au STTE en 1986, un tel projet était en cours d’étude, et je venais d’une société où j’avais été en contact étroit avec une filiale du même groupe (dépendant du CEA) qui avait développé une visu (en deux couleurs!) assez en avance pour que des Américains s’y intéressent (mais il fallait pouvoir en produire 300 par jour, et c’était hors d’atteinte dans des délais raisonnables). J’eu l’occasion de m’exprimer à propos du projet du STTE que j’estimais devoir être dépassé rapidement par le civil et le Directeur l’interrompit sans autre forme de procès. Heureusement pour moi, je ne m’étais pas trompé.
Dans le même ordre d’idées, je pense au projet ISIS de supercalculateur militaire au temps de la guerre froide, qui fut lui aussi dépassé par le civil, mais plus tard dans la vie du projet. Le nom résonne dans l’actualité, car ISIS était la mère d’Horus et je tiens d’un responsable du projet que la dualité de sens par homophonie était intentionnelle.
Dans le civil il y a des progrès et il ne faut pas s’endormir sur une dualité. C’est ainsi que, à la fin des années 80, l’industriel en charge des logiciels de la défense aérienne voulait conserver des lignes point-à-point civiles pour relier les radars aux centres de détection et de contrôle. Il fallut l’intervention du CELAr pour lui démontrer par des simulations que l’utilisation, beaucoup moins chère, de la commutation de paquets (TRANSPAC) était opérationnellement viable.
L’utilisation de moyens de communication civils était chose courante, et elle l’est probablement encore. Et même les militaires Américains, à ma grande surprise, n’étaient pas indépendants du secteur civil : lors d’une visite au Pentagone pendant la première guerre du Golfe, l’un de mes homologues américains me dit qu’ils louaient des capacités de transmission par satellites civils car les satellites militaires n’offraient pas le débit suffisant. C’était l’époque de Syracuse II.
Viser la dualité n’est pas la certitude de réussir, même avec de gros moyens, et nous retrouvons ici les Américains. Au début des années 80, le DoD avait lancé le développement d’un langage dit « temps réel » pour les applications militaires, Ada (pionnière de la programmation sur la machine de Babbage), et c’était une équipe française, dirigée par Jean Ichbiah (X 60), qui avait remporté l’appel d’offres. C’était un langage (dit « procédural ») extrêmement rigoureux qui visait une utilisation universelle. Mais l’industrie choisit d’autres langages moins rigoureux (C notamment à l’époque) et Ada est resté un langage limité à des niches. En France, le regretté Pierre Parayre (ICA), geek avant l’heure, développait un langage voisin, LTR V3, de grande qualité également, mais qui n’a pas eu de suite.
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