L’EAU MOUILLE-T-ELLE LA GLACE ?
ET POURQUOI CETTE QUESTION EST IMPORTANTE AUJOURD’HUI
Les propriétés esthétiques des objets capillaires (gouttes, bulles, ruisselets...) en font des objets d’étude fascinants, mais leurs propriétés physiques et leur omniprésence au quotidien leur confèrent également une grande importance pour l’industrie et l’environnement.
Le 18 mai 1894, Arthur Worthington commençait avec humour un discours à l’Institut Royal de Grande-Bretagne : « La fragmentation d’une goutte est une opération qui s’accomplit en un clin d’œil, et il peut sembler à certains qu’un homme qui se propose d’en parler pendant une heure doit avoir perdu tout sens des proportions ». Me préparant à répéter l’exercice à l’occasion de ma soutenance de thèse, je remarque que l’opinion décrite par Worthington persiste à une époque où la physique des gouttes et des bulles est étonnamment cruciale.
Ma thèse en quelques mots
Mon doctorat s’est intéressé à la solidification de ces objets, que l’on appelle capillaires à cause de leur petite taille caractéristique (typiquement de l’ordre du millimètre).
Figure 1 : Étalement d’une goutte d’eau sur une surface froide, vu par en dessous. L’étalement est arrêté par la nucléation et la croissance de cristaux de glace à l’intérieur de la goutte.
En pratique, je me suis concentré sur le mouvement de la ligne de contact, qui sépare le fluide, le solide et le gaz. Sans solidification, ce mouvement est déjà relativement complexe à étudier car les lois classiques de la mécanique des fluides ne suffisent pas à le décrire : un phénomène moléculaire (le glissement) doit être pris en compte pour comprendre la simple observation expérimentale qu’une goutte peut s’étaler. Le couplage de l’étalement ou de la rétractation d’une goutte avec la solidification est donc tout sauf trivial. Plus précisément, je me suis d’abord intéressé expérimentalement à ce qui arrête une goutte lorsqu’elle s’étale sur une surface froide : comme le montre la Figure 1, des cristaux grandissent à l’intérieur de la goutte et rattrapent la ligne de contact, l’arrêtant in fine. Ensuite, nous avons pu montrer expérimentalement que des surfaces très froides (-60°C) se comportent comme des surfaces superhydrophobes, n’aimant pas l’eau, notamment dans le cas d’impacts de gouttes (voire Figure 2). Finalement, je me suis intéressé à une propriété plus fondamentale du système eau-glace : sa mouillabilité, c’est-à-dire le gain énergétique qu’une goutte réalise en s’étalant sur de la glace, indépendamment des phénomènes de changement de phase. Mon expérience force de façon maîtrisée une situation hors équilibre, et mes mesures macroscopiques combinées à une théorie renforcée par les méthodes numériques permet à terme, d’arriver à cette conclusion surprenante pour le lecteur non initié : l’eau ne mouille pas la glace. En d’autres termes, l’eau liquide éprouve une certaine aversion à s’étaler sur de la glace.
Figure 2 : Impact et « splash » d’une goutte sur une surface solide plus ou moins froide (a-e) et superhydrophobe (f). Des mesures quantitatives montrent que le cas (e) est largement similaire au cas (f).
A priori, rien de tout ceci ne mobilise des outils très nouveaux : la capillarité, décrite peu avant le 18ème siècle et popularisée par les expériences de montée capillaire de Jurin, fut à peu près intégralement décrite par Laplace et Young pendant la période napoléonienne. De même, Lamé et Clapeyron avaient déjà posé en 1831 les bases du modèle principal de la solidification, renommé problème de Stefan en l’honneur de celui qui l’étudiera quelques 50 ans plus tard. Que vient donc faire tout ce 19ème siècle à l’ère d’internet et de l’intelligence artificielle ?
D’abord, ces phénomènes d’impacts de gouttes, d’éclatement de bulles, de jets formés par la résorption de cavité n’ont pas perdu de leur superbe : ils sont toujours aussi hypnotiques que le ruissellement de l’eau sur un pare-brise, « exquisitely regulated » pour reprendre les mots de Worthington, et la symétrie des flocons fascine toujours. Cela seul en justifierait bien l’étude, mais ce ne serait qu’une partie de la réponse.
Des applications nombreuses
L’impression 3D convoque à la fois l’écoulement d’un fluide contraint par sa surface (c’est le côté capillaire), et la solidification de ce dernier ; en métallurgie, on pourra chercher à recouvrir un matériau d’un fin revêtement déposé par un nuage de gouttes. De plus en plus, ces cas d’usages concernent des échelles submillimétriques, où la cohésion de la matière joue un rôle déterminant. La compréhension du couplage entre l’écoulement capillaire et la solidification n’est qu’une brique dans la démarche plus globale de compréhension et d’optimisation de ces procédés qui sont notamment essentiels en électronique
Une application encore plus directe concerne le givrage, notamment celui des aéronefs. Si le nombre d’accidents recensés par le BEA liés au givrage est assez faible (23 depuis 1950), c’est surtout parce que chaque aéronef s’en prémunit, et ce à grand renfort d’énergie : circulation d’air chaud dans les aubes, chauffage des surfaces… En pratique, l’accrétion de glace peut aller jusqu’à tripler la traînée d’un avion si elle n’est pas prévenue, avec des conséquences dramatiques pour l’autonomie. Ce problème est probablement accru pour les drones, dont le rapport entre la surface et le poids (donc l’énergie embarquée) peut prendre un facteur dix par rapport aux appareils « habités ».
Mais la question touche aussi de nombreux systèmes terrestres, à commencer par les éoliennes dont la modification du profil à cause du givre affecte sévèrement les capacités : il arrive même parfois de dégivrer une éolienne avec un hélicoptère ! De même, les câbles électriques peuvent s’effondrer sous le poids de la glace accumulée, ce qui cause régulièrement des coupures de courant dans certaines régions froides.
Enfin, la compréhension de la solidification des écoulements capillaires s’avère être cruciale dans la compréhension de notre environnement, et des perturbations qu’un changement de climat pourrait engendrer. Ces mêmes phénomènes sont en effet à l’œuvre en hiver lorsqu’une stalactite se forme, ou qu’une cascade de glace fond. Ils sont également les moteurs de la modification des sols due aux cycles de gel-dégel dans les régions du nord, pouvant aller jusqu’à créer des montagnes de dizaines de mètres de haut.
La science des objets capillaires n’a donc pas dit son dernier mot, et nous n’avons évoqué que les cas où ils se couplent avec un changement de phase liquide-solide. En particulier, réussir une modélisation numérique pertinente de ces phénomènes, souvent multi-échelles et multi-physiques, est aujourd’hui aussi important que difficile.
Doctorant au LadHyX (École polytechnique – CNRS) et à l’Institut Jean le Rond d’Alembert (Sorbonne Université – CNRS) en dernière année sur l’interaction entre la solidification et le mouvements de lignes de contact.
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