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Réplique moderne de la frégate l’Hermione qui permit à La Fayette de rejoindre les Etats-Unis en 1780 pour aider les insurgés à acquérir leur indépendance
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17 juin 2024

HERMIONE ET CAESAR

On connait l’histoire de la futaie de chênes de Tronçais créée à la demande du roi Louis XIV et de son ministre Colbert qui en organise la délimitation et le réaménagement en 1670, afin de fournir aux arsenaux royaux des troncs et bois tors pour la charpenterie navale. On connait peut-être moins celle du chemin de la mâture. 


Devant les difficultés pour continuer à s’approvisionner en bois de la Baltique, notamment le sapin (« qui plie et ne rompt pas ») dont on faisait les mâts des navires, Colbert décide également d’exploiter les forêts des Pyrénées, qui offrent de grands arbres de qualité et des voies de flottage sur les gaves jusqu’à Oloron et Bayonne. Les forêts s’épuisant, des zones plus difficiles d’accès comme la vallée d’Aspe sont exploitées, ce qui nécessite de faire franchir aux troncs un ravin étroit et à pic connu sous le nom de « gorges de l’Enfer ». Le chemin de la mâture, une cavité de plus de 1200 mètres de long, est alors creusé à flanc de la falaise et achevé en 1772, suffisamment large et haut pour le passage des bœufs tirant les troncs vers la vallée.

Acheminés à l’arsenal de Rochefort, ces chênes et ces sapins alimenteront directement les efforts d’économie de guerre de la France engagée à cette époque dans la guerre d’Indépendance américaine (1778-83) : produire plus, produire plus vite tout en garantissant l’autonomie stratégique de l’État dans ses approvisionnements (on dirait aujourd’hui de sa supply chain, au demeurant déjà bien intégrée verticalement, l’arsenal disposant de sa propre corderie et jouant le rôle de ce que l’on appelle aujourd’hui un maître d’œuvre en battant la mesure industrielle). C’est ici que la frégate de 26 canons Hermione est mise à flot le 28 avril 1779, soit moins de six mois après sa mise en cale. L’armement débute deux jours plus tard, le 1er avril 1779 et est achevé en dix jours seulement. Notons que c’est notamment grâce à un système industriel porté sur les fonts baptismaux un siècle plus tôt et irrigué par l’investissement de l’État que la construction aussi rapide de l’Hermione a été rendue possible.

Près de deux siècles et demi plus tard, la France est engagée avec d’autres pays dans une évolution rapide de son industrie de défense, en soutien à la guerre qui fait rage en Ukraine. À une structure industrielle organisée essentiellement en flux de matériels conformes aux besoins de pays espérant tirer les « dividendes de la paix », le passage en « économie de guerre » lui substitue en partie une organisation permettant également de reconstituer et de créer des stocks.

Ce détour historique par les plus sinueux chemins de France doit nous inviter à prendre du recul sur cette notion d’économie de guerre.

Empruntons à la célèbre tirade d’Hermione, cette fois ci non plus frégate mais personnage d’Andromaque de Racine (dont la parution en 1667 coïncide d’ailleurs avec la création de l’arsenal de Rochefort, l’année précédente) : « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? ». Et tentons successivement de répondre à ces interrogations, vu des latitudes d’un industriel de la défense.

Opération de soudure dans l’établissement de KNDS de Bourges

Où suis-je ? 

Si la logique d’arsenal que nous venons de décrire représente l’exemple paroxystique de l’étatisme industriel de défense, ce modèle n’a plus cours en 2024. L’auteur de ces lignes est à la tête d’une entreprise privée – certes héritière des arsenaux et dépositaire d’une responsabilité particulière envers la Nation dont elle conçoit et produit les armes – mais obéissant aux logiques de gestion, de performance et de rentabilité, et rendant des comptes à ses actionnaires. De la même manière, cette industrie est certes largement régulée et règlementée par l’État (rappelons ici que la fabrication et le commerce des armes est interdit de principe, sauf autorisation) mais ne peut survivre sur la base de la seule commande publique : notre modèle repose également sur l’export, qui représente environ la moitié du chiffre d’affaires annuel, et a permis de viabiliser les chaînes de production des CAESAR plus d’une décennie après la dernière livraison pour la France en 2011.

Qu’ai-je fait ? 

Depuis dix-huit mois, la mobilisation industrielle souhaitée par le président de la République autour de la dynamique d’économie de guerre a conduit toute l’entreprise à déployer d’importants efforts pour accélérer et augmenter la production, en faisant preuve d’audace, en sortant des schémas habituels, et grâce à une étroite collaboration avec le ministère des Armées. Les résultats sont là, avec notamment l’exemple emblématique du système CAESAR, dont les délais de production ont été divisés par deux et la cadence de production multipliée par trois, au service de la France, de l’Ukraine et de l’ensemble de nos partenaires, comme en témoigne le lancement très récent de la coalition artillerie.

La remise par le ministre des Armées de la médaille de la défense nationale à certains salariés de Nexter en octobre dernier signe la reconnaissance des résultats obtenus et l’ampleur des efforts déployés. En somme, avec le CAESAR nous avons su franchir le Rubicon de l’économie de guerre.

Que dois-je faire encore ? 

L’enjeu est désormais d’inscrire cette économie de guerre dans la durée et de transformer structurellement la BITD française, en cohérence avec le souhait du ministre des Armées de bâtir pour l’avenir une BITD « autonome et souveraine », qui soit non seulement un facteur de résilience stratégique pour la France, mais également source de performance à l’export. Un nouvel équilibre devra être trouvé, avec un partage adéquat des risques et responsabilités entre l’État et l’industrie privée, qui a pris ses responsabilités et continuera de le faire.

De l’Hermione au CAESAR, l’économie de guerre n’est pas une nouveauté pour l’industrie de défense française, qui a toujours su lorsque cela était nécessaire pourvoir aux armes de la France et de ses partenaires. Mais son retour est un véritable défi, avec le besoin de se réinventer sur un laps de temps très court par comparaison aux cycles de production, qui avaient tendance à s’allonger ces dernières décennies en cohérence avec les contraintes budgétaires. Il nous faut désormais bâtir un nouveau modèle d’industrie résiliente, forte et crédible, intégrant pleinement et efficacement la dimension européenne de notre défense, et à même de relever les défis de notre temps.

 

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Nicolas Chamussy
Nicolas Chamussy, ICA, CEO de Nexter, membre du COMEX KNDS

X, ENSTA, IEP Paris, il débute dans un laboratoire de l’US Air Force aux EtatsUnis. Après la DGA. Il passe par le Cabinet du ministre de la Défense et la direction du Budget avant d’entrer chez EADS dans le spatial (Astrium) et la Défense (Cassidian). En 2012, il devient directeur de Cabinet du PDG d’EADS, et revient aux satellites en 2016. Il dirige Defence and Space SAS.

En 2021, il devient DG de Nexter, membre du comité exécutif du groupe KNDS et responsable des opérations.


 

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