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20 juin 2024

L’EUROPE, COMBIEN DE DIVISIONS ?
RENFORCER LA FILIÈRE MUNITIONS N’EST PLUS UNE OPTION.

Publié par Tony Garnier, Colonel | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

C’est Staline en 1935 qui, face à Pierre Laval venu lui demander de reconsidérer ses positions vis-à-vis de l’Église catholique, avait répondu : « Le Vatican, combien de divisions ? ». Il montrait là le peu de cas qu’il faisait d’une entité politique à la puissance militaire pour le moins limitée. Près d’un siècle a passé : les hommes et les circonstances ont changé mais, dans la conflictualité Russie-Europe, nul doute qu’au Kremlin, la question a été posée du nombre de divisions en Europe, de ses moyens militaires, et en particulier de ses volumes de munitions. Sur ce dernier sujet, si des progrès peuvent être observés, il reste encore beaucoup d’efforts collectifs à fournir pour assurer la pérennité et la solidité de la filière munitionnaire en Europe. Urgence signalée. 


Le retour du besoin munitionnaire 

Commençons par un truisme : dans un conflit armé, les munitions ne sont pas suffisantes, mais elles sont indiscutablement nécessaires. La munition délivre l’effet militaire sur l’adversaire. Sans elle, l’action militaire est vaine. Il est certes possible de développer la robotique et l’intelligence artificielle pour se passer, dans une certaine mesure, de la ressource humaine, d’autant qu’elle est aujourd’hui extrêmement comptée dans nos pays occidentaux. Il est certes possible de suréquiper les engins de combat pour économiser les véhicules. Il est même possible d’envisager de nouvelles motorisations pour pallier des difficultés d’approvisionnement en carburant. Mais les munitions constituent un invariant : elles doivent être produites, régulièrement et en nombre suffisant, pour garantir une délivrance massive d’effets sur l’adversaire.

« LA FRANCE PEUT GLOBALEMENT PRODUIRE ANNUELLEMENT L’ÉQUIVALENT DE 10 À 15 JOURS DE COMBAT EN UKRAINE. »

Ainsi le conflit russo-ukrainien, dont la dimension européenne ne peut être niée, voit l’utilisation massive de munitions d’artillerie : au second semestre 2023, face aux 10 000 à 15 000 obus russes tirés quotidiennement, les forces armées ukrainiennes répondaient avec 5 000 à 8 000 obus de tous calibres. Cela correspondait donc alors, côté ukrainien, à 150 000 obus par mois de guerre.

Il y a probablement d’autres paramètres à prendre en compte, mais force est de constater qu’avec ce rapport de force, quelques mois plus tard, la Fédération de Russie gagne inexorablement du terrain et confirme sa position dominante. De plus, le risque d’une révision à la baisse du soutien américain à l’Ukraine, et à l’Europe en général, place l’Europe face à la responsabilité d’assurer son autonomie dans le domaine de la production de munitions. Le raisonnement est par ailleurs valable pour la France en tant que nation souveraine. Or, après près de trente années de sous-investissement, l’outil national est désormais sous-dimensionné : à ce jour, pour ses consommations de munitions, la France peut globalement produire annuellement l’équivalent de 10 à 15 jours de combat équivalent Ukraine.

Une restauration sur 3 plans 

Restaurer une capacité de montée en puissance va donc demander à l‘industrie et à l’État de déployer une politique d’investissement sur 3 plans : la consolidation de la chaîne d’approvisionnements, la revue de la stratégie d’achats, et l’adaptation de l’outil industriel.

Concernant les approvisionnements, l’offre mondiale de poudre et d’explosifs est en tension pour plusieurs années. La France ayant perdu sa souveraineté au travers de la fabrication sur son sol de bon nombre de matières énergétiques, un effort considérable est réalisé quant à la constitution de stocks en matières premières et composants, la sécurisation de nos filières d’approvisionnement internationales et la maîtrise des coûts. Ainsi, dans l’urgence, une première étape immédiate de sécurisation passe par la mutualisation des besoins entre industriels, générant des commandes globales plus intéressantes pour les fournisseurs ; la relocalisation de la fabrication de ces matières premières prendra en effet du temps. Autre conséquence : en attendant de retrouver une autonomie européenne, et afin de pouvoir s’approvisionner hors Europe, il est nécessaire de travailler à l’établissement d’un régime dérogatoire à la réglementation européenne REACH, relative à la fabrication et à l’utilisation de substances chimiques.

En parallèle le passage à des commandes pluriannuelles permet au tissu industriel d’amortir son effort d’investissement, de production et de stabiliser la chaine d’approvisionnement. Au total, les commandes fermes à l’industrie de plusieurs instances et pays européens, ajoutées au cofinancement d’investissements des États européens et du plan ASAP (Act in Support of Ammunition Production), ont pour ambition de porter la capacité européenne de production de munitions à deux millions d’obus d’artillerie par an d’ici la fin de l’année 2025, soit 13 mois de conflit de type russo-ukrainien, hors formation et entraînement. Dans le domaine de la formation et de l’entraînement, un besoin annuel de 25 000 obus de mortier de 120 mm pour la France devrait constituer une première référence, à extrapoler dans le temps.

Enfin, le redimensionnement de l’outil industriel va découler de ce nouveau plan de charge, fruit de commandes fermes et d’approvisionnements tout aussi consolidés. Ce redimensionnement prend de nombreux aspects. Par exemple, les infrastructures de coulée d’explosif dans les corps d’obus sont un maillon critique de la chaîne de production et de nouvelles unités de coulées, bâties avec l’aide de l’État, sont nécessaires pour assurer la continuité de l’activité ; le stockage des munitions doit être optimisé entre les industriels et le Service Interarmées des Munitions ; enfin, la question de la ressource humaine ne doit pas être éludée : si l’industrie peut tout à fait envisager un fonctionnement permanent de l’usine, sur la base des trois-huit, encore faut-il des hommes et des femmes capables de la faire tourner. À défaut de recrutement permanent, il faudra avoir recours à une ressource humaine temporaire. À ce titre, le concept de réserve industrielle de l’armement, évoquée à l’été 2023, devrait pouvoir bénéficier à la capacité de production de munitions en France. Ces éléments sont autant de sujets que la coalition Artillerie, instaurée par le ministre des Armées Sébastien Lecornu le 18 janvier 2024, pourra adresser au niveau européen.

Un enjeu commun État-industrie

Les pistes de réflexion et d’action existent donc. Une volonté politique forte, permettra à l’Europe, donc à la France, de répondre présente face au défi des combats potentiels de demain. Cela a évidemment un coût pour la nation : rappelons toutefois que, selon une étude du Cercle des économistes, citée par la Chaire d’Économie de Défense de l’IHEDN, 1M€ investi dans l’industrie de défense génère 2M€ de PIB sur 10 ans.

De leur côté, les industriels de défense investissent de manière significative et se donnent les moyens, humains et matériels, pour produire plus, plus vite, dans le respect des impératifs de fiabilité et de sécurité.

Ainsi, se préparer à une économie de guerre plus soutenable passe dès aujourd’hui par le partage explicite entre acteurs publics et acteurs privés du risque inhérent aux investissements.

 

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Tony Garnier, Colonel
Tony Garnier, Colonel, expert du combat indirect et de la défense sol-air. St-Cyr (97-00), École de Guerre, Supelec (13-14). Tony Garnier a réalisé un parcours d’officier d’artillerie dans l’armée de Terre. Il a servi en opération au Liban, en Bosnie, en Afghanistan ainsi qu’en Irak en 2017 et 2021. Après des affectations en administration centrale, il a commandé le 40e régiment d’artillerie de Suippes, de 2020 à 2022. Il est spécialiste du combat indirect et de la défense sol-air.
 

Auteur

Tony Garnier, Colonel

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