HISTOIRE : 1914-1918, LA GUERRE DES INGÉNIEURS POUDRIERS
Les journées Paul Vieille de l’AF3P (association française de pyrotechnie et du patrimoine poudrier) en octobre 2016 avaient pour thème « les fabrications pyrotechniques pendant la guerre ». Les difficultés de montée extrêmement rapide en production, la chaîne d’approvisionnement, les conséquences peu connues sur le déroulement des hostilités… et ce qui est encore tu cent ans après donne un éclairage inhabituel sur la guerre : extraits.
Dès 1914, les fabrications d’armement se heurtent à deux difficultés : - une mobilisation excessive : 3 millions d’hommes, avec des conséquences : chômage des sous-traitants et des femmes, perte des capacités de production notamment par assèchement de la sous-traitance… et rappel de 500 000 ouvriers l’été 2015 (loi Dalbiez)
- une forte montée en puissance des productions, au départ adaptées à une guerre courte : un facteur 2 en un mois, 20 en un an, puis 300 mi 2017. Ensuite, la baisse très sensible des productions annonçait déjà la fin de la guerre. Il faut donc créer des usines ex nihilo. En 6 mois, les effectifs des Poudres passent de 6 000 à 120 000 début 1917 – plus de 20 000 ouvriers rien qu’à Bergerac et ses 15 000 habitants –, sans compter la sous-traitance, mais ce sont les cadres compétents qui manquent le plus. La consommation de munitions (et donc la logistique) atteint des niveaux impensables aujourd’hui : la bataille de la Malmaison et sa préparation (octobre 1917) consomment en une semaine un million d’obus acheminés par 200 trains, et impliquent plus d’artilleurs que de fantassins ; la bataille de la Marne, plus longue, consomme 3,5 millions d’obus.
Poudrerie de Toulouse en 1916 : ouvriers indochinois (photo archives municipales de Toulouse)
PRODUCTION DE MUNITIONS . avant 1914 : 60 tonnes/ jour. Le stock est de 50 000 tonnes. . fin 1917 : 3 000 tonnes/jour. Le stock est presque nul. . en 2016 : Le stock est de 120 000 tonnes (y compris les missiles et les munitions périmées) |
Le résultat est un tel manque de munitions que Joffre en tient le compte personnellement sur un petit carnet, qui ne quitte pas sa veste, pour les affecter aux unités : les opérations sont souvent dictées par les quantités et les cadences… jusqu’au jour où faute de munitions il fallut renoncer à une guerre offensive et se fixer dans les tranchées, heureusement en même temps que les Allemands, également en disette.
Un peu de RH: valse des dirigeants et des organisations, HSCT.
Les priorités passent des chars lourds à l’artillerie lourde puis aux chars légers, que les usines doivent fournir au même rythme intenable. Les directives du ministre, qui semble désemparé, se limitent souvent à une carte blanche en évitant de faire remonter les décisions, ou à alterner aux postes de direction les techniciens compétents et les purs gestionnaires.
Le directeur des Poudres nommé en août 1914 est remplacé en juin 1915 par un manager rétrogradé en novembre 1915, et les indicateurs sérieux ne sont mis en place que mi 1915.
. 60 heures par semaine, des accidents, des punitions.
Une telle montée en puissance des productions met les personnels à rude épreuve : 60 à 70 heures par semaine pour les femmes, travail de nuit, des punitions voire la prison pour des retards ou l’introduction d’alcool. Les ouvriers sont bien payés, mais la fin de la guerre génère un chômage brutal des femmes alors que les hommes ne sont pas encore démobilisés.
. Des compromis : bénéfices, qualité.
En contrepartie de la production, il faut des compromis : les usines chimiques sont reconverties, mais certains dirigeants refusent de quitter des productions plus rentables, comme la peinture. La priorité est donnée aux poudres au détriment de la pharmacie. La qualité des munitions est affectée : le taux de rebut des munitions a augmenté d’un facteur 30, et la portée insuffisante ou trop variable provoque des tirs fratricides dans les opérations de « feu roulant » où l’artillerie progresse à la même vitesse que l’infanterie en bombardant devant elle. La poudre de moindre qualité importée des USA explose parfois en chambre au départ du coup. Des usines explosent : Blanc Pignon, Sainte-Adresse, La Pallice, Croix d’Hins… sans compter les stocks.
Un effet indirect des blocus : importer des produits finis.
La guerre sous-marine limite le transport maritime donc les importations, qui sont alors orientées sur des produits finis, moins lourds : cependant les achats aux USA, à contrats fermes, continuent, conduisant à des licenciements en France, et donc à des personnels peu aguerris envoyés au front. De leur côté, les Allemands avaient une production d’acier limitée qui ne suffisait pas à la fois aux sous-marins et aux chars. Pour les poudres, le soulagement a été apporté par la reprise des importations après la « guerre sous-marine totale » grâce à la généralisation des convois escortés, qui ont pu livrer plus de matières premières, comme les nitrates Chiliens.
Ils étaient confrontés aux mêmes manques en raison des blocus, et ont pu poursuivre la guerre grâce à la synthèse de l’ammoniac découverte par Haber, qui a eu successivement le prix Nobel et une condamnation pour crimes de guerre pour ses armes chimiques. Il reste en France les palliatifs provisoires, comme le crottin de cheval en guise d’additif (qui est plus nitré) améliorant la texture et la sensibilité à l’amorçage, plus signes de crise que réels atouts pour les Poudres.
Des sujets méconnus : l’emploi des coloniaux, les armes chimiques.
L’arrivée dans les usines de « coloniaux », amenés parfois presque de force, est préparée selon leurs compétences, c’est-à-dire selon les qualités attribuées : les Ammanites sont dits méticuleux mais chétifs (et supportent mal la nourriture française, ce qui a favorisé les rizières de Camargue), les Africains sont dits négligents et rétifs, etc. Les supplétifs sont aussi des prisonniers. La reconnaissance des quelque 120 000 coloniaux commence seulement maintenant, timidement.
Et pour finir, une observation en aparté des participants au colloque, corroborée par un séminaire récent du SSA sur la guerre chimique : l’étude et la production des armes chimiques françaises, leur stockage et leur destruction sont des sujets encore mal connus et absents des colloques : peut-être la prochaine fois, en 2018?
Cartoucherie de Toulouse en 1916 : uniquement des femmes (photo archives de Toulouse)
Et maintenant ?
Aujourd’hui le contexte a radicalement changé :
- industriel (les équipements sont plus complexes et la chaîne de sous-traitants plus longue) ;
- règlementaire (principe de précaution, respect de l’environnement);
- humain (c’était l’époque où la vie d’un homme comptait pour bien moins).
Et si c’était à refaire, quelles solutions ?
Ce qui est certain, c’est que les réponses à cette question seraient insuffisantes, car inadaptées au contexte réel qui par essence est imprévisible. Mais que sans ingénieurs déjà formés on ne peut rien.
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