NUMÉRIQUE ET ARMEMENT, 50 ANS DE BONHEUR
Le numérique : voici un bon exemple d'adjectif substantivé, sans que malheureusement sa signification y ait gagné en précision, au contraire. Précisons donc un peu : il s'agira ici d'informatique et de télécommunications, et tant pis si cela reste encore vague : comme l'écrivait fort justement Lewis Caroll, « Quand je parle, çà signifie exactement ce que je veux dire, ni plus ni moins ». Et çà signifie aussi, bien sûr, qu'il s'agit d'un domaine dual où le militaire a le plus grand intérêt à profiter des travaux du civil.
1968 : un bon moment pour accélérer
Dans ce temps-là, les ordinateurs étaient généralement des grands systèmes américains, dont les fabricants étaient affectueusement surnommés IBM et les sept nains ; ils exhibaient une grande variété d'architectures – mots de 32 bits, mais aussi de 36, 60, et même parfois 15 – de systèmes d'exploitation, voire de langages de programmation, dans une incompatibilité assumée. Et, en général, çà ne marchait pas trop mal; avec le recul du temps, la raison en peut être, en partie au moins, que les moyens matériels et logiciels disponibles, très limités, modéraient naturellement les ambitions des utilisateurs et des ingénieurs.
Face à ces géants émergeait une concurrence française, la Compagnie internationale pour l'informatique (CII), due au plan calcul d'où provient aussi l'Institut de recherche en informatique et au- tomatique (INRIA), qui a attiré quelques IA. Et puis des sociétés de services se créaient brillam- ment, souvent du fait d'autres IA (Syseca, SESA, Steria...).
À cette époque, en France, l'informatique était, comme la Gaule du temps de Vercingétorix, divisée en trois parties : l'informatique de gestion, pour laquelle la DMA était, disons, à la page; l'informatique scientifique, où elle figurait parmi les meilleurs, notamment avec le Centre de calcul scientifique de l'Armement (CCSA), qui mettait à disposition une grande puissance de calcul et de riches bibliothèques; et enfin l'informatique opérationnelle, où elle était probablement la meilleure en France, avec le Centre de programmation de la Marine (CPM) qui fabriquait les systèmes tactiques Senit des grands bâtiments en s'inspirant de l'approche de l'US Navy, le système de défense aérienne Strida, réalisé par IBM et inspiré du SAGE américain, et enfin les systèmes terrestres Atila (artillerie) et Pluton (nucléaire tactique).
Pour ce qui est des télécommunications, le système Rita de télécommunications tactiques progressait (ses autocommutateurs seraient des mini-ordinateurs) et les Armées entamaient, chacune de son côté, la réalisation de leurs réseaux de télécommunications d'infrastructure.
La DMA, enfin, s'organisait en créant le Service central des télécommunications et de l'informatique (SCTI) pour coordonner l'ensemble de l'électronique militaire, et en regroupant au Celar (Centre d’électronique de l’armement), pour qu'ils s'y développent, les labora- toires parisiens dont elle disposait.
Une vingtaine d'années de colbertisme pour l'informatique opérationnelle
Face à l'arrivée, ou plutôt à la prolifération, des mini-ordinateurs, les industriels de l'armement, s'efforçaient de conserver chez eux la valeur que l'informatique ajoutait à leurs équipements ; le risque était donc fort de voir le client (voire l’offre d’un seul grand groupe) se retrouver avec un parc de matériels et de logiciels militaires tellement hétéroclite que le MCO deviendrait à terme très compliqué, même si la politique commerciale des équipementiers pouvait parfois laisser croire que le coût d'acquisition de nouveaux matériels était plus intéressant.
C’est pourquoi la DGA a lancé une politique technique et industrielle volontariste : calculateurs 15 M (mi- litarisation du Mitra de CII) constitué de cartes au format 1⁄2 ATR, langage de programmation temps réel LTR créé au CPM, seul langage de programmation temps réel de haut niveau à l’époque, bus de données embarqué Digibus, normalisé en GAM-T101 et qui a équipé la plupart des systèmes des années 80 (Mirage 2000, SNLE M4, FAA type Cassard, Atlantic, torpille Mu 90...). Les retombées d’une telle politique ont été multiples : séries plus longues répartissant les coûts fixes, mise au point plus facile de produits devenus assez répandus ; maîtrise technique de toutes les évolutions des ma- tériels et des logiciels de base (et moins de redéveloppements), voire disparition de certains produits du commerce... avec en général des conséquences fâcheuses pour les applications qui s'appuyaient dessus. Cette splendide autonomie avait cependant un coût et elle nécessitait un ajustement délicat pour s’approcher d’un équilibre gains / inconvénients en constante évolution. Elle avait aussi un certain mérite, celui de stimuler l’ingéniosité des ingénieurs. Ainsi, par exemple, faute de dispo- ser de gros calculateurs comme les UYK 43 de l'US Navy, la DCN a conçu une architecture originale et particulièrement performante avec des mini-calculateurs 15 M reliés par un réseau hiérarchisé de Digibus.
Au début des années 80, constatant que les systèmes devenaient de plus en plus ambitieux et complexes et qu'il fallait abandonner les méthodes artisanales même si elles avaient donné satisfaction jusqu'ici, la DGA publie en 1984 la norme GAMT-17 de qualité du logiciel. A peu près au même moment, les Américains achèvent leur propre norme, la DoD 2167 A.
À noter aussi, événement passé à l'époque quasi inaperçu en France, la publication par la NSA en 1983 des « Critères d'évaluation de la sécurité des ordinateurs de confiance », alias Livre Orange, ouvrage dont l'influence se fait encore sentir dans le monde de la sécurité.
Le grand rattrapage des télécommunications civiles françaises à partir de 1974
Dans cette épopée, on notera la mise sur pied d'une industrie française brillante, l'invention du Minitel, le rôle moteur de la France dans la normalisation internationale, avec en particulier la norme X 25 de transmission de données par pa- quets, mais aussi le modèle d'interconnexion de systèmes ouverts (modèle OSI ou ISO, au choix) dont l'auteur est l'ingénieur de l'Armement Zimmerman; les Armées et la Gendarmerie s'équipent de réseaux X 25. La fiabilité des réseaux de té- lécommunications est très grande puisque les « cinq neufs » sont atteints: 99,999 %.
La DGA profite de ce grand mouvement, par exemple pour ce qui est des transmissions par satellite : Syracuse est embarqué sur Télécom. Elle manifeste certes parfois un peu d'originalité : cas des transmissions intérieures des SNLE M4 et le réseau d'infrastructure interarmées Socrate par exemple. Par ailleurs elle améliore encore son organisation avec la création de la Direction (technique) de l'électronique et de l'informatique (DTEI) chargée des systèmes interarmées et des télécommunications d'infrastructure, de manière à gommer complètement les problèmes d'interopérabilité entre les armées.
De grands bouleversements se profilent dans ce monde si bien ordonné
En informatique, c'est l'essor d'Unix et corrélativement du langage C, qui balaie les langages spécialisés sur le temps réel ; c'est l'absence d'ordinateur civil français moderne susceptible d'être militarisé pour remplacer le 15 M ; c'est enfin ce que certains appelaient « le pouvoir égalisateur du silicium », d'où des stations de travail puissantes et militarisables, et qui permet aussi de réaliser aisément des calculateurs embarqués puissants et peu volumineux. C'est enfin la popularisation de micro-ordinateurs de plus en plus puissants et ergonomiques.
Les télécommunications continuent brillamment quelques années encore sur leur lancée, suivies par la DGA, mais Internet, qui fait ses premières percées hors du monde de la recherche, va tout balayer : les télécommunications vont-elles aussi dorénavant s'appuyer sur les protocoles d'Internet... et alors, adieu la fiabilité à 99,999 % ! Plus que d’être conscients des insuffisances intrinsèques et des vulnérabilités liées aux protocoles d’Internet, il faut s'organiser en conséquence. Moyennant quoi, la convergence de l'informatique et des télécommunications est désormais acquise, une trentaine d'années après avoir été annoncée sous le beau nom de télématique.
Dorénavant on pense pouvoir tout faire sans entrave, puisque ni le matériel, ni les réseaux ne sont plus des contraintes : tout le monde pense être capable de faire de l'informatique. On réussit bien quelques grands systèmes, pas toujours facilement d'ailleurs, mais le fait même d'arriver au bout de réalisations de cette ampleur est déjà un exploit ; on peut citer par exemple, en France, la carte Vitale et la refonte de l'informatique fiscale. Mais avec le bouillonnement des applications sur Internet qui enthousiasme le vulgum pecus, on voit des hauts fonctionnaires d'âge mûr retrouver le slogan de leur jeunesse et prendre leurs désirs pour des réalités, faisant fi du bon sens, du réalisme, de l'expérience accumulée depuis des lustres, de la complexité qui s'accroît et des problèmes de sécurité qui s'aggravent : quos vult perdere Jupiter dementat. D'où des séries d’échecs, notamment en Grande Bretagne, mais pas que, forcément imputés aux ingénieurs. Même le monde militaire est contaminé, comme par exemple avec la messagerie Cronos utilisée par l'Otan en Yougoslavie : rapide, pas chère, efficace... et paralysée par le virus I Love You en 1999.
HEURS ET MALHEURS DE DEUX GRANDS SYSTEMES AMERICAINS
Le WWMCCS (world wide military command and control system) a été mis en place suite à la crise de Cuba en 1962. Il a connu des débuts laborieux, et même catastrophiques, relatés entre autres par Wikipedia, puis a été entièrement repensé et a parfaitement fonctionné (24 / 7), notamment pendant la première guerre du Golfe, jusqu'en 1996; devenu de plus en plus difficile à faire évoluer et coûteux à maintenir, il a alors été abandonné, le GCCS devenant « le système de référence » et reprenant, en attendant mieux, certains des composants du WWMCCS.
Le développement du GCCS depuis cette date a connu des difficultés: on a par exemple constaté en 2002 que le nouveau système de planification et d'exécution des opérations combinées, démarré en 1998 pour entrer en service en 2000, avait déjà glissé de 4 ans et que le socle de logiciels qu'il utilisait serait alors périmé d'au moins deux générations. Difficultés semble-t-il surmontées puisqu'il apparaît que les parties spécifiques à chaque armée s'y connectent correctement depuis au moins une dizaine d'années.
Militaire collaboratif?
Dans les années 90, les idées, ou du moins les mots de « guerre de l'information » commencent à émerger ; le Celar s'y intéresse et surtout, avec des moyens bien sûr considérables, l'US Navy y réfléchit et procède à des expérimentations : c'est l'engagement coopératif, utilisant les liaisons automatiques de données et expérimenté en 1996 avec le groupe aéronaval du CVN Einsenhower; c'est le concept de « Network centric warfare », dont on remarque qu'il devra surmonter bien des difficultés; côté Army, ou interarmées, c'est l'Internet tactique pour connecter en IP les postes radio tactiques SINCGARS et autres, avec un débit de 4,8 kbps « en environnement bénin » (Minitel : 2,4 Kbps, modems civils grand pu- blic de l'époque, 56 Kbps).
Et puis, foin de ces amuse-gueules, les États-Unis développent maintenant le Global Information Grid (GIG), un super réseau qui doit relier, grâce à des standards communs et via leurs réseaux respectifs, tous les systèmes d'armes, de commandement et de gestion. Un temps regardé avec scepticisme par certains comme le GAO en 19842, il est actuellement déployé et opéré par des sous-traitants comme Lockheed-Martin.
En France, on reste plus modestes, ou peut-être, plus réalistes. Pour l'armée de Terre, Félin apporte déjà des liaisons de données sur le terrain - « to the foxhole », comme le réalise(ra?) le GIG. Mais c'est bien sûr Scorpion qui va faire « enfin faire entrer l'armée de Terre dans l'ère du combat collaboratif » (Magazine CAIA, juin 2016) : le lecteur de cette revue est donc déjà parfaitement informé de ce système. Le Senit des FREMM dispose d'une capacité d'engagement coopératif. Quant au SCCOA, le premier sans doute des systèmes de systèmes, il poursuit en bon ordre ses évolutions.
Et après ?
Je passe rapidement sur les enjeux, en principe bien partagés – est-ce bien le cas? – de la nécessité de continuer à disposer d’ingénieurs de talent, de faire face à l'accroissement de la complexité, de la nécessité de simplifier les problèmes, de maîtriser les évolutions des besoins des utilisateurs en cours de développement, de rejeter, parmi ces besoins ceux qui sont inutilement compliqués, et de savoir qui peut juger qu’ils le sont... pour souligner une question qui me paraît clé, à savoir, « comment aborder la complexité pour en tirer le meilleur », comme il est expliqué dans le magazine CAIA de juin 2016 déjà cité : c'est une lecture qui sera profitable aux petits comme aux grands, et dont il faut féliciter les auteurs. Et après encore, souhaiter aux ingénieurs de l'armement de continuer à réussir des systèmes complexes.
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