INGÉNIERIE SYSTÈME, VOUS AVEZ DIT IS ?
Alors que le numérique a désormais profondément impacté nos vies personnelles et que mes enfants m'ont encore récemment demandé comment nous vivions avant, Internet, avant les smartphones, avant les jeux vidéos... Alors que l'on assiste à un engouement médiatique et politique pour le numérique à la limite de la rationalité, cet article a pour objectif de montrer comment deux de ses composantes, l'ingénierie système et la simulation transforment de plus en plus notre activité d'ingénieur au quotidien.
Les quelques lignes qui suivent n'ont pas la prétention de se vouloir exhaustives quant à cet impact mais plutôt de retracer en quoi notre activité a pu concrètement évoluer de ce fait par rapport à celle de nos aînés.
Une transformation, pas une révolution
L’accent mis sur l’ingénierie système dans les programmes d’armement, et le tapage autour du numérique pourraient laisser présager une absolue révolution en la matière, aussi brutale que radicale. C'est un peu oublier que nous, ingénieurs, nous servons de l'outil numérique depuis bien des années déjà… et que nous avons toujours fait de l’ingénierie système, dont la définition normée traduit bien la nature générale et presque intemporelle : « interdisciplinary approach governing the total technical and managerial effort required to transform a set of stakeholder needs, expectations, and constraints into a solution and to support that solution throughout its life ».
De nouveaux outils pour comprendre et concevoir
Qu'il s'agisse de maîtrise d'ouvrage ou de maîtrise d'œuvre, le numérique permet de mieux cerner et quantifier les problématiques que rencontre un ingénieur au quotidien. La simulation permet par exemple d'aider à la compréhension du besoin opérationnel depuis des années : en simulant les futurs systèmes avant d'en contractualiser le développement, on offre au binôme officier/directeur de programme un formidable outil pour mieux se comprendre et mieux choisir ensemble les meilleurs compromis. Les fonctionnalités du futur système et ses principales interfaces homme/machine (IHM) sont simulées et le tout est plongé dans un environnement lui aussi simulé, reproduisant des situations tactiques réalistes. Les futurs utilisateurs de ces systèmes, mis en situation, sont alors plus à même de préciser le besoin opérationnel et nous IA, mieux informés sur ce besoin et plus à même de retenir les bonnes options pour la conception du futur système. C'est ainsi que depuis plus d'une décennie, les « Illustrateurs de Besoin d'Exploitation Opérationnelle », permettent aux marins et aux ingénieurs chargés du naval à la DGA de trouver ensemble les meilleurs compromis pour des problématiques souvent délicates : réduction des effectifs sur les Fremm, poste du commandant du PCNO des sous-marins Barracuda… Le domaine aéronautique n'est pas en reste avec notamment la simulation « pilotée » qui a permis depuis des années de concevoir les IHM des systèmes de combat aériens embarqués dans les avions de chasse. Le numérique apporte aussi une aide inestimable pour mieux spécifi er les nouvelles fonctions et pour quantifier les performances des futurs systèmes. En simulant ces fonctions et leurs performances en phase de spécifi cation, il devient possible, en liaison avec les futurs utilisateurs, de mieux cibler le juste niveau d'exigence qui sera exprimé au niveau contractuel. Par exemple, dans le cadre du Programme d'Etudes Amont sur la « Bulle Opérationnelle Aéroterrestre », il a été ainsi investigué avec l'équipe de marque de l'armée de Terre, quelles nouvelles fonctions transverses pourraient être apportées par la numérisation des liaisons radio entre combattants sur le terrain. L'ensemble de ces activités s'est d'ailleurs peu à peu fédéré dans le cadre du Laboratoire Technico-Opérationnel (LTO).
De nouveaux outils pour communiquer
Le numérique permet ainsi de faciliter le dialogue entre le besoin des Forces et la conception générale assumée par la DGA. En ce sens, les outils numériques d’ingénierie des systèmes offrent un nouveau vecteur d'échange beaucoup plus puissant que le langage : les simulations sont beaucoup moins ambiguës, permettent de mieux approfondir en investiguant un champ des possibles plus large et amènent de ce fait à se poser les bonnes questions entre futur utilisateur et maître d'ouvrage. C'est là d'ailleurs que l'on trouve la réelle plus-value du numérique au profit des ingénieurs pour communiquer et non dans la multiplication des mails !
De nouveaux outils pour gérer
Comme c'est déjà le cas au profit de nombreuses autres professions, le numérique permet aussi d'assurer un suivi beaucoup plus rigoureux et interactif de grands projets structurants. Le Product Life Management (PLM) offre ainsi la possibilité de suivre un système d'armes de sa genèse capacitaire jusqu'à son retrait du service actif, soit tout au long de la fameuse instruction 1516. La montée en puissance de l'ingénierie système dans les activités des ingénieurs de la DGA vise ainsi à optimiser le recours au numérique dans la gestion technique de notre maîtrise d'ouvrage. En modélisant les futures architectures éligibles pour choisir la plus adaptée et en exprimant les exigences techniques pour mieux les tracer, on outille les équipes de programme de puissants logiciels qui offrent des fonctionnalités jusqu'alors inaccessibles sur le papier ou même avec des tableurs comme Excel. On peut ainsi par exemple mieux appréhender comment se propage l'impact d'une modification d'exigence opérationnelle sur les spécifications techniques d'un système d'armes.
De nouveaux outils pour intégrer l'inter-systèmes
L'apport du numérique ne se cantonne pas à l'activité de développement/suivi des systèmes d'armes : il se concrétise aussi au sein des systèmes eux-mêmes, et ce depuis des années déjà ! Dès les années 1980, les systèmes de combat naval ont été numérisés, permettant ainsi la fusion temps réel de l'ensemble des capteurs du bord. La représentation de cette fusion sur fond cartographique est ensuite assortie d'une évaluation de la menace et de la faculté d'engager les différents armements embarqués (hard kill : missiles, canons, ... mais aussi soft kill comme les leurres électromagnétiques). Cette faculté du numérique à intégrer des sous-systèmes, voire des systèmes entre eux, s'est ensuite étendue au domaine aéronautique avec notamment des programmes emblématiques comme le SCCOA puis au domaine interarmées pour les niveaux opératifs et stratégiques (programme SIA) et enfin au domaine terrestre avec l'avènement prochain du système Scorpion. Cette faculté d'intégration offre des opportunités opérationnelles considérables, clefs de la supériorité capacitaire des armées de demain, mais soulève des difficultés techniques et programmatiques considérables pour les ingénieurs que nous sommes : techniques d'abord parce que l'interopérabilité entre ces systèmes ou sous-systèmes n'est pas facile à spécifier et à qualifier, mais aussi programmatiques car dans la plupart des cas les systèmes considérés sont développés par des maîtres d'œuvre différents avec des plannings très asynchrones.
Une croissance exponentielle
Même s'il ne s'agit donc pas de révolution, on assiste néanmoins à une accélération de cette transformation notamment du fait que le niveau de complexité des systèmes que nous concevons devient tel que seuls l'ingénierie système et la simulation nous permettront de les maîtriser.
Mieux comprendre et concevoir
Deux exemples pour mieux cerner ce qui est en train de se passer tant dans l'industrie de l'armement qu'à la DGA. Dans le développement de ses futurs radars aéroportés, Thales met en œuvre le concept de virtualité augmentée : les fonctionnalités desdits radars sont d'abord modélisées, puis structurées en blocs fonctionnels dont les performances et les interfaces sont totalement simulées. On obtient ainsi un jumeau numérique virtuel du futur radar qui va ensuite être progressivement réalisé, bloc après bloc en substituant incrémentalement les blocs virtuels par leur implémentation réelle. On passe ainsi progressivement du virtuel au réel. Cette approche très novatrice permet une intégration par étapes du futur radar tout en gardant la vision globale des fonctionnalités et de leur architecture au profit de l'ensemble de ses développeurs. Le retour d'expérience est extrêmement probant : les délais de développement sont considérablement réduits, notamment en phase de remontée de V et les erreurs de conception fortement réduites.
Autre exemple dans le domaine des missiles cette fois : le numérique est désormais incontournable pour les phases de vérification/validation et qualification. D'abord chez MBDA qui développe un modèle de référence simulant de manière extrêmement précise la chaîne fonctionnelle qui va de l'autodirecteur à la propulsion du missile, simulation suffisamment fidèle pour qu'elle soit reconnue comme qualifiante dans certains cas. Mais aussi à la DGA où les ingénieurs et techniciens combinent de plus en plus réalité et virtualité pour concevoir des dispositifs d'essais se rapprochant de plus en plus de théâtres tactiques réalistes : par exemple, ils injectent des pistes virtuelles via la liaison tactique L16 pour enrichir la situation tactique réelle. Il devient ainsi possible de tester les missiles sur des scénarios auparavant non réalisables et par exemple de valider toute la chaîne fonctionnelle qui va des senseurs jusqu'aux missiles.
Mieux collaborer
Alors que le numérique a permis pendant des années de rapprocher le besoin opérationnel de sa compréhension technique par les ingénieurs de la DGA (cf. LTO déjà évoqué), le périmètre de communication facilité par le numérique s'est récemment élargi à certains des partenaires industriels de la DGA. C'est ainsi que dans la phase précontractuelle du projet de frégate de taille intermédiaire (FTI), Naval Group et Thales ont partagé un même environnement de travail numérique avec l'équipe de programme intégrée de l'officier de programme et du directeur de programme étatique. Cette première mise en œuvre de ce que l'on a coutume d'appeler l'« ingénierie collaborative » a permis de converger en un temps record sur un compromis permettant de satisfaire à la fois les besoins opérationnels de la Marine et les ambitions export de Naval Group. Un autre exemple est en cours, cette fois dans le domaine aéronautique au profit du projet de drone FCAS (Future Combat Air System). L’environnement de travail numérique intégré présente des fonctionnalités supplémentaires à celles qui viennent d'être évoquées pour le suivi de projet avec lesquelles sont menées les premières revues collaboratives numériques entre Dassault Aviation et la DGA aux changements de phases du projet.
Mieux gérer
La notion de PLM déjà évoquée, intégrant numériquement des outils techniques et des outils de suivi programmatique s'avère très prometteuse au profit des activités quotidiennes des IA. Bien configurées et mises en œuvre avec pragmatisme, elles pourraient très bientôt offrir un meilleur continuum d'une part entre les activités techniques et les activités de conduite de programme, souvent séparées organiquement et géographiquement. Ces perspectives laissent entrevoir le besoin de mise en place à court/moyen terme d'un système d'information DGA intégrant progressivement les outils d'ingénierie système et les outils de gestion programmatique.
Mieux intégrer
Alors même que nos outils d'ingénieurs mériteraient d'être mieux intégrés entre eux, les systèmes d'armes dont nous assurons la maîtrise d'ouvrage au profit des Forces se devront d'être progressivement de plus en plus interopérables entre eux. Cette intégration croissante nécessite de facto une vision globale du système de Défense. Pour ce faire, la DGA promeut une initiative dénommée MASD (Maîtrise de l'Architecture du Système de Défense). L'idée consiste à disposer d'une modélisation « top-down » des capacités futures de nos Forces de façon à mieux articuler l'intégration des futurs systèmes dans l'existant. Cette initiative, très ambitieuse, est néanmoins incontournable si l'on veut éviter que notre système de défense de demain soit constitué de programmes conçus indépendamment et raboutés à la hâte (ad hoc) à la veille des grandes Opex de nos Armées.
Un avenir prometteur
Concevoir et intégrer : une dualité indissociable
On assiste en fait à l'émergence d'un cercle vertueux : les communications numériques permettent de concevoir des systèmes de plus en plus intégrés entre eux, qui à leur tour demandent des outils numériques de plus en plus évolués afin de les maîtriser ! Il faut néanmoins raison garder, les besoins en interfaçages entre systèmes doivent être raisonnablement dimensionnés au risque de générer une dangereuse usine à gaz qu'il s'agisse de l'intégration des outils pour les concevoir ou des systèmes conçus avec. Cette notion même d'appréhension raisonnable du besoin donne plus de raison d'être encore à la mission des IA qui sont par essence à l'articulation entre besoins des Forces et solutions techniques. Il faut à cet égard veiller à ce qu'une partie non négligeable du corps soit en mesure de maîtriser techniquement et programmatiquement ces problématiques.
Vers une gestion plus collaborative sur la durée
On peut imaginer que le numérique permettra de plus en plus de partager un même environnement de travail entre Forces, maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'œuvre tout au long du cycle de la 1516. Cette mise en place d'un même référentiel partagé, dans ce qui sera peut être un « Cloud » d'ingénierie sécurisé Défense (à l'instar de ce que le DOD américain a conçu avec les Amazon Cloud Services), devrait faciliter le travail collaboratif et la gestion des grands programmes de Défense entre ses trois grandes parties prenantes et ce sur des durées pouvant atteindre plusieurs décennies. Il faudra dans ce cadre s'assurer du bon respect des rôles de chacun et surtout, savoir maîtriser dans la durée ce type de référentiel devenu incontournable.
Besoin d'une vision et d'une gouvernance d'ensemble
Comme on vient de le voir, l'ingénierie système et la simulation offrent de belles perspectives et les ingénieurs n'ont pas attendu l'engouement actuel pour s'en servir. Au demeurant, pour en tirer le meilleur dans les activités de conduite de programmes d’armement, il importe d'identifier :
- une vision d'ensemble de ce que l'on veut faire avec : il ne s'agit que d'outils, non d’une finalité en soi. Si l'on se risque à un parallèle avec le besoin d'intégration entre systèmes de défense, on est en droit de craindre une problématique similaire : qui sera à même de porter le besoin d'ensemble, de le financer, de veiller à ce qu'il ne soit pas occulté par des besoins plus locaux, plus court terme ? Qui saura définir les fonctionnalités nécessaires et les intégrer au sein d'un atelier numérique partagé entre Forces, MOA et MOI ?
- une gouvernance forte pour fédérer les différents besoins, les intégrer en un ensemble d'outils cohérents entre eux, offrir une solution sécurisée et pérenne.
Au demeurant, il ne sera pas facile de mettre en place une telle démarche et ce pour deux raisons principales :
- la première est conjoncturelle : alors que les réductions d'effectifs subies par la DGA conduisent à devoir faire des choix draconiens pour n'arriver à gréer que partiellement les équipes de programmes en architectes techniques, peut-on se permettre de mobiliser des ressources humaines en parallèle pour un projet dont la finalité n'est ni directement opérationnelle, ni court terme ?
- la seconde est structurelle et dépasse le cadre de la DGA : du fait de la permanente et rapide évolution des technologies du numérique, on ne trouve que très peu d'ingénieurs qui soient à la fois suffisamment expérimentés pour construire une vision et une feuille de route pour l'exploitation du numérique et qui soient bien au fait de ce que le numérique peut ou ne peut pas faire.
Enfin, il importe de garder à l'esprit que le véritable enjeu de la démarche n'est pas informatique : la première question est celle du besoin et de la cohérence de la solution apportée à ce besoin, la seconde est celle de la réutilisation et de l'adaptation des outils numériques du commerce pour implémenter cette solution. Les équipes informatiques n'interviennent qu'ensuite pour déployer et maintenir cette solution sur le terrain. A cet égard, on peut s'inspirer du concept DORESE de nos camarades opérationnels. La globalité de la problématique porte sur l'ensemble Doctrine, Organisation, RH, Équipement, Soutien, Entraînement, pas seulement sur l'informatique incarnée par le E d'Equipement.
Pour conclure, la montée en puissance d’une ingénierie système fortement outillée par le numérique n'est en rien une révolution pour nous IA, mais plutôt une transformation qui s'accélère. Il constitue une opportunité extraordinaire, voire un outil incontournable, pour concevoir des systèmes de plus en plus complexes et intégrés entre eux. Le vrai enjeu aujourd'hui est de définir ce que l'on veut faire avec ces outils, d'en déduire une feuille de route pragmatique et surtout d'investir les moyens nécessaires pour y parvenir, notamment sur le plan humain. De par leur expérience et leur maîtrise avérée des grands systèmes de Défense, le ministère et ses partenaires industriels sont en capacité de relever ce défi porteur d'avenir mais il faudra pour cela consentir un investissement important et donc réaliser des choix assez cornéliens en cette période de disette en RH étatiques
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