IMMORTEL ?
UN PEU D’ANTICIPATION...
En ce matin enneigé du 2 janvier 2068, Joachim Kermel, anxieux, faisait les cent pas dans son vaste bureau panoramique du 139ème étage de la tour Lifreg, dans le quartier des ministères de la Mégapole Paberom, la capitale d’Europia depuis 20 ans. Cette ville n’avait cessé de s’étendre et, d’ordinaire, il lui arrivait de la contempler à perte de vue, lorsqu’il soulevait la tête pour s’extraire des dossiers affichés sur ses écrans.
Mais aujourd’hui, ce qui le préoccupait était ce bouton apparu sur sa joue gauche. Cela l’inquiétait, lui qui avait dépensé une fortune pour devenir « immortel » depuis que le programme Gilgamesh financé par Google avait réussi à inventer les moyens, certes très onéreux et donc réservés à ceux qui peuvent se les payer, de devenir immortel face à la maladie. Toutefois rien ne pouvait recréer la vie après un grave accident mortel, ce qui le rendait très prudent, ne prenant aucun risque. Il se concentra donc et, grâce aux implants dans son cerveau, prit contact avec son ami Dan Saipruchi, patron de cette multinationale pour lui en faire part et lui demander s’il n’y avait pas un bug dans son programme. Celui-ci lança immédiatement un ordre correctif vers le système immunitaire bionique de Joachim commandant l’ensemble des millions de nano-robots installés dans son corps. L’opération réussit, toutefois elle laissa des traces dans le cerveau de Joachim.
Pour lui, le monde hyper-connecté dans lequel il vivait, marquait, certes, un progrès considérable pour l’humanité. Tout pouvait être connecté et de plus avec les apports de l’intelligence artificielle, bien des tâches pouvaient désormais être accomplies par des robots, mais, finalement, qui dirigeait cet ensemble ? Les robots ? Les patrons des grandes multinationales du réseau mondial ? Quelle était la marge de manœuvre du président qu’il était de cette Europia regroupant toutes les anciennes nations du continent européen? Le bug qui lui avait valu ce bouton sur la joue, était-il le fait du hasard, d’une erreur de programmation ou bien était-il commandé de l’extérieur ?
Plongé dans ses réflexions sans réponses, il n’avait pas remarqué que l’aide de camp humanoïde Dagligliv, venait d’entrer dans le bureau. Celui-ci lui rappela que c’était le moment de son exercice physique quotidien dans la salle de sport du sous-sol, et qu’ensuite il devait diriger la réunion hebdomadaire des membres de son gouvernement puis faire une communication retransmise sur tous les écrans fixes et mobiles de chacun des habitants d’Europia avant de prendre son déjeuner. Ce robot était réglé comme une horloge et il le fallait bien car les journées de Joachim étaient programmées sans laisser de place à l’improvisation.
Il descendit donc par l’ascenseur présidentiel qui servait directement son bureau et, quelques instants après, il était en tenue de sport. Le moniteur, Shtooka, était un robot de stature imposante et donc impressionnante, mais il restait très déférent devant Joachim. Il lui fit exécuter les exercices prévus pour cette matinée, pendant une demi-heure, puis le laissa se changer après une douche. Joachim enfila donc la tenue standard de tout habitant d’Europia, une combinaison ignifugée et thermostatée maintenant le corps à une température constante quelle que soit la température extérieure. Il remonta au premier étage pour rejoindre, au centre, la grande salle du conseil, ovale, aveugle et équipée de nombreux écrans où l’attendaient l’ensemble des membres du gouvernement. La question principale à l’ordre du jour portait sur le programme des loisirs. Les débats se déroulèrent à huis clos car seul Joachim pouvait faire une communication sur le résultat de ces échanges. La réunion du conseil terminée, il s’isola donc dans la pièce réservée à la communication présidentielle.
Un temps de réflexion était prévu dans son agenda, avant de s’adresser à tous au travers du réseau connectant tous les cerveaux. Sa réflexion l’amena à faire un rapide retour en arrière sur son propre parcours. Sans remonter dans son enfance, il revit en mémoire son entrée, à l’âge de vingt ans, en 1968, dans une célèbre institution française destinée à former les cadres techniques de l’État. Brillant sujet, à la sortie de cette institution, il choisit de compléter sa formation en entrant dans l’autre institution réputée, destinée à former les hauts fonctionnaires. Sa carrière était ensuite toute tracée : nomination auprès d’un préfet en région, puis conseiller dans un cabinet ministériel lui permettant ensuite d’accéder à un haut poste dans une structure étatique, engagement en politique, élection comme maire puis député et enfin plusieurs postes ministériels avant de partir dans le privé comme dirigeant d’une banque puis d’un grand groupe industriel. Il s’était ensuite offert une longue parenthèse sabbatique pour s’adonner à sa passion, la lecture et l’écriture. Cela lui avait valu d’être honoré par quelques prix, mais, voilà une trentaine d’années, on était venu le solliciter pour qu’il retourne en politique, ce qui l’avait amené au poste qu’il occupait maintenant, depuis vingt ans. Sa vie avait été bien remplie jusqu’à présent, et il avait pu s’offrir les moyens de devenir immortel, comment allait-il remplir la suite ? Cette question se posait d’ailleurs à l’ensemble de la population?
Il se rappela que ses camarades qui avaient choisi de servir l’État dans les années 1960, avaient largement contribué à la réalisation des grands outils de défense et au développement de l’industrie de l’époque en apportant leurs compétences dans des domaines très variés. La montée en puissance des grands moyens de communication planétaire et des services associés, les grands progrès technologiques souvent soutenus par le financement public, avaient finalement changé complètement l’économie, la répartition du travail, la structuration des États et fait disparaître les risques d’affrontements guerriers, la dissuasion par les armes étant remplacée par la dissuasion par la cyberguerre. Selon les concepts d’autrefois, le monde vivait en paix, le travail était confié aux robots intégrant de plus en plus d’intelligence et ayant des capacités de traitement et de stockage de l’information incommensurablement supérieures à la moyenne de celles des êtres humains. L’effort entrepris par les chercheurs, les ingénieurs et les entrepreneurs des premières décennies du XXIe siècle dans les énergies renouvelables, l’intelligence artificielle, la bionique, les nanotechnologies avaient conduit à bâtir un monde où le travail était désormais confié aux robots, où les enjeux n’étaient plus des enjeux territoriaux, idéologiques ou même économiques. La paix régnait depuis que le monde se répartissait entre quelques grands États de dimension continentale ; mais pour combien de temps encore, car la marge de manœuvre des dirigeants de ces super-États était de plus en plus étroite. Les entreprises internationales qui avaient émergé cinquante ans plus tôt sur le réseau Internet et que d’autres avaient rejointes, issues des travaux de recherche financés par les anciennes nations les plus puissantes, n’avaient fait que croître et embellir, détenant finalement le vrai pouvoir. On pouvait en juger par le fait que la concurrence de l’offre en ligne avait, dans un premier temps, fait disparaître les petits commerces qui créaient l’animation en centre ville, les petites exploitations agricoles, les professions libérales, puis cela avait été le tour des grandes surfaces. Les rues étaient désertes. Les rares déplacements se faisaient grâce à des engins volants hybrides. Les grands principes affichés dans la devise française : Liberté, Égalité, Fraternité, tout en étant la référence s’énonçaient dans un ordre différent : Liberté, Fraternité, Égalité, d’où le nom de la tour : Lifreg.
Ces principes avaient bien du mal à s’appliquer de manière équilibrée. La liberté d’utiliser les moyens de communication et d’entrer en contact avec n’importe qui, cachait mal l’asservissement à la machine et le conditionnement inconscient dirigé par les maîtres du jeu. Les gens sortant très peu, tout étant livré à domicile, la fraternité devenait virtuelle car les relations s’établissaient au travers des écrans, sans lien direct avec les personnes. L’égalité était vraie pour la grande masse de la population vivant dans une société de loisirs, ayant accès à tous les services gratuitement, n’étant plus astreinte au travail et pouvant espérer vivre jusqu’à 120 ans, mais il restait tout de même une différence avec la part de la population qui avait les moyens d’obtenir l’Immortalité. L’allongement de la durée de vie et l’accès à l’immortalité avait fini par poser un problème démographique. Il avait donc fallu envisager une planification des naissances. Grâce aux progrès réalisés dans le domaine de la médecine et pour libérer les femmes de la grossesse, la solution qui s’était imposée était de fabriquer les bébés en laboratoire suivant un programme qui, dans un premier temps, visait à ne remplacer qu’un décès sur deux pour infléchir la courbe démographique et, dans un deuxième temps, revenir au simple remplacement numérique. Toute la politique se résumait à trouver les moyens de distraction de la population. De grands investissements avaient été réalisés avec le grand ensemble de loisirs Zavarum situé dans un parc au nord-est de la cité et que Joachim pouvait facilement distinguer du fait de son aspect original, lorsqu’il était dans son bureau. Il était malheureusement peu fréquenté et Joachim ne comprenait pas pourquoi.
Il était mélancolique, car il n’avait pas encore pris sa dose quotidienne de Fluga, le comprimé euphorisant. La lassitude qui commençait à se manifester, ne touchait-elle pas les autres ? De plus, pour lui, être immortel dans un monde que l’on ne pilote plus, était-ce vraiment cela le bonheur ou bien était-ce l’enfer ? Arrivé là de ses réflexions, désabusé, il prit son Fluga. Il se concentra et délivra son message du jour à la population : « De nouveaux parfums de glace ont été créés et un nouveau jeu électronique est désormais disponible pour tout un chacun.
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