UN INGENIEUR DE L’ARMEMENT A L’EXTERIEUR... A L’INTERIEUR !
Après avoir exercé diverses fonctions en service de programme à la DGA, Patrick Guyonneau a pris la décision peu banale d’exporter ses savoir-faire au ministère de l’Intérieur. Mais au fait, quelles sont exactement ces fameuses qualités propres aux IA exploitables en dehors du monde de la défense ? Petit tour d’horizon.
La CAIA : Comment s’est passé ton départ de la DGA?
Patrick Guyonneau : En 2005, le CGARm m’a proposé de rencontrer le cabinet de Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur. Celui-ci voulait créer un service de maîtrise d’ouvrage pour ses programmes les plus structurants, un peu à l’image de la DGA.
La CAIA : Pourquoi t’es-tu laissé tenter par cette aventure qui dure depuis déjà longtemps?
PG : Le challenge m’a paru très intéressant! Il s’agissait de mettre en place ex nihilo, au sein de la Police nationale, une sorte de service de programme, le Service des technologies de la sécurité intérieure, au moment de la mise en œuvre de la Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (Lopsi). De plus, le caractère très opérationnel de l’organisation de la police m’a tout de suite attiré. Après un passage à un poste fonctionnel comme chef de bureau de programme, j’avais envie de replonger dans un domaine opérationnel.
La CAIA : Quelles sont les valeurs et les méthodes de la DGA qui te sont le plus utiles ?
PG : Au niveau des valeurs, je retiens l’engagement au quotidien, la rigueur et l’adaptabilité aux situations. Pour ce qui concerne les connaissances et les méthodes, je me sers souvent de l’organisation en mode projet, des outils de conduite et de gestion des programmes, des connaissances budgétaires pour ce qui a trait aux investissements, le développement de relations constructives avec les industriels, et le travail d’anticipation et de prospective. Le marqueur de cet ensemble reste avant tout l’aptitude des ingénieurs de l’armement à penser, à organiser et à conduire des projets sur le long terme.
La CAIA : Ce que tu as appris à la DGA, tu as pu l’utiliser directement dans tes différents postes ?
PG : Oui, mais avec le souci de l’adapter à l’environnement très différent dans lequel j’ai évolué. A mon arrivée à la Police, j’ai créé le Service des technologies de la sécurité intérieure. Ce service, le STSI, avait pour mission d’assurer la maîtrise d’ouvrage des systèmes de la police et d’assurer la gestion des crédits SIC. Mon passage à la direction des programmes et du budget a été particulièrement utile pour mettre en place des chartes de gestion en mode Lolf. En revanche, pour la conduite des projets, il a fallu adapter la méthode de la « 1514 », à l’époque, mais surtout diffuser des outils simples comme des plannings, des organigrammes des tâches et des échéanciers. La culture projet n’est pas aussi répandue dans les ministères régaliens. Les outils de tenue des délais, de tenue des coûts, de maîtrise des risques ou d’organisation de projet sont peu connus. Du coup, chaque équipe réinvente à chaque fois ses propres outils. Les chefs de projet sont souvent choisis pour leur compétence juridique dans le domaine considéré plutôt que pour leurs compétences de conduite de projet. Cela est à l’origine d’échecs retentissants sur certains projets. Pour revenir à ma propre expérience au ministère de l’Intérieur, j’ai toujours essayé d’inculquer ces rudiments, y compris pour des projets simples, de sorte à faire monter en compétence les personnels. Ce fut le cas par exemple pour le projet des premiers véhicules de lecture automatique des plaques d‘immatriculation. Tout le monde était étonné que les délais très contraints soient tenus.
La CAIA : Tout de même, il est difficile de croire que seuls les outils de management de projet manquaient ?
PG : Bien sûr, l’impulsion venue du directeur général a été également fondamentale, en particulier pour organiser le service et les équipes. L’apport de la connaissance de l’industrie a été également un facteur déterminant. Il a fallu montrer que la relation avec une industrie souvent mal considérée devait être équilibrée et que le projet était avant tout un partenariat où tous les acteurs peuvent gagner et ont intérêt à ce que cela se passe bien: l’industriel, qui redoute par-dessus tout les retards pour les pertes qu’ils engendrent, comme l’Etat, qui a misé sur une modernisation technique pour faire mieux. L’expérience de la DGA dans la relation avec les maîtres d’œuvre industriels est en cela très utile, elle donne une grande lucidité dans les négociations.
La CAIA : Ton expérience en conduite de projet ne t’a-t-elle été utile que pour conduire les programmes de modernisation technologique ?
PG : Pas uniquement. En 2009, au moment du rapprochement de la Gendarmerie nationale et du ministère de l’Intérieur, il a été très vite décidé de fusionner les organisations police et gendarmerie compétentes en ces matières, au sein d’un unique service des technologies et des systèmes d’information de la sécurité intérieure, le ST(SI)2. Il fallait mener cette transformation tambour battant alors que les cultures des deux institutions étaient très différentes. La police était orientée maîtrise d’ouvrage avec une forte externalisation, et la gendarmerie disposait d’une maîtrise d’œuvre avec de nombreux officiers diplômés également d’école d’ingénieurs. On a choisi, afin de garder un équilibre entre les cultures, de faire pivoter la méthode autour du concept d’équipe intégrée. Au sein de chaque équipe intégrée, policiers et gendarmes pouvaient exprimer leurs talents et leurs spécificités. Il a fallu assouplir les méthodes pour laisser une large part aux nouvelles formes de développement informatique de type agile avec des périodes de développement de un ou deux mois.
Salle de commandement de Lille modernisée
La CAIA : Tu as souligné l’importance d’entretenir de bonnes relations avec les industriels. Le ministère de l’Intérieur est pourtant assez à l’écart des sujets de politique industrielle, non ?
PG : Il l’a été effectivement pendant longtemps car il considérait l’industrie comme un prestataire coûteux et non comme un partenaire. Le monde préfectoral, qui n’est pourtant pas étranger à ces sujets, le traitait trop souvent sous l’angle des restructurations subies par les territoires et non du développement. En somme, l’industrie technologique était considérée comme celle du BTP : on passe un contrat, on suit au plus près le déroulement du marché et on finit par un contentieux sur les malfaçons ! Récemment, conscience a été prise que l’industrie de sécurité avait besoin d’une relation constructive avec l’Etat. Ni tutelle, ni monopole, mais une relation qui éclaire sur les besoins à quelques années. Mon expérience a été mise à profit pour créer la Délégation aux industries de sécurité et à la lutte contre les cybermenaces, et construire de nouvelles relations avec le monde industriel comme le soutien à l’export ou la participation à des projets d’innovation.
La CAIA : Aujourd’hui tu es à la tête de la Direction technique de la DGSI. Sans dévoiler de secret, quels en sont les grands enjeux ?
PG : Le premier enjeu est d’adapter notre dispositif technique, dans sa partie capacitaire comme dans sa partie opérationnelle, aux menaces qui pèsent sur la France. Aujourd’hui, le terrorisme est la première priorité. La DGSI est chef de file de la lutte anti-terroriste qui vise le territoire, ce qui oblige à coordonner tous les services de l’Etat par rapport à cette menace. Pour autant, il ne faut surtout pas négliger les autres menaces comme l’espionnage qui reste d’un niveau très élevé tant sur nos institutions que sur nos entreprises stratégiques. Le développement du cyberespace est d’ailleurs un vecteur important de menaces.
La CAIA : Pour toi le passage de la DGA au ministère de l’Intérieur a été une riche expérience ?
PG : Nous devons être une bonne dizaine dans ce cas, je crois. Chacun a pris goût dans une perspective différente à la grande opérationnalité de l’Intérieur et au lien très tendu qui existe entre l’action quotidienne des agents, les sujets d’actualité et les préoccupations des Français. Le lien entre travail quotidien et politique publique est très fort et cela donne du sel à l’activité professionnelle. Dans tous les cas, le ministère de l’Intérieur est avide de développer de nouvelles compétences et l’apport d’ingénieurs de l’armement, par les qualités et les valeurs qu’ils véhiculent, peut être un facteur déterminant.
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