… 5, 4, 3, 2, 1, ALLUMAGE MOTEUR …
OU COMMENT S’ÉTABLIT LA DÉCISION DE « GO / NO GO » POUR UNE FUSÉE SUR SON PAS DE TIR…
… 5, 4, 3, 2, 1, ALLUMAGE MOTEUR …
Lorsque résonne cette phrase du Directeur des Opérations de lancement, les dés sont jetés, le lanceur décolle pour accomplir sa mission automatique. On ne peut désormais plus revenir sur le « go », sauf à déclencher la destruction du lanceur en vol, dans le cas où le suivi de sa trajectoire nous indique une déviation anormale, dangereuse et qu’il ne saura rattraper.
En fait, le déclenchement du lancement ne résulte pas à proprement parler d’une décision positive de « go », mais plutôt d’une vérification continue, sur plusieurs mois, qu’il n’y a absolument aucune raison de déclarer « no go ».
Certes, il y a bien un moment où intervient une décision de « go », mais il se situe très loin en amont du vol, lorsque l’opérateur de lancement, Arianespace, passe le contrat de lancement avec l’opérateur de satellite. Ce « go » intervient bien sûr après avoir vérifié la faisabilité de la mission demandée, par une analyse de mission préliminaire.
Ensuite, donc, toute l’action des équipes impliquées dans la préparation du tir consiste à chasser le « no go »…
Pas d’essai en vol, le succès s’acquiert au sol, par les modèles virtuels…
Un lanceur est un assemblage complexe de composants innombrables, poussés à l’extrême de l’optimisation et placés dans des environnements eux aussi absolument extrêmes en vol, bien au-delà de ce qui est rencontré sur tous les autres types de véhicules (voir encadré). Il est par ailleurs foncièrement instable, irrattrapable et incapable d’atterrissage en douceur en cas d’incident à bord.
Enfin, il n’est pas testable en tant que système complet, contrairement par exemple aux avions qui volent, reviennent, ouvrent peu à peu et confirment le domaine de vol qui a été évalué par modélisation. Pour un lanceur, le premier vol est un vol de « qualification », le seul, dont le but est de confirmer la validité de la conception, alors que les lanceurs suivants sont déjà en fin de fabrication pour exploitation commerciale : pas de droit à l’erreur à ce moment-là, les modélisations au sol doivent avoir été correctes, la confrontation avec la réalité physique du vol n’est pas là pour le vérifier, mais pour le confirmer !
Des compétences, un processus, des procédures, un collectif, un état d’esprit…
La maîtrise de la complexité d’un lanceur n’est pas accessible à un groupe d’individus limité, tel celui qui prend les décisions de « go » ou de « no go » ultimes en cas d’anomalie avant décollage, mais repose plutôt sur un ensemble très structuré de méthodes de conception, de fabrication, et de contrôle, mises en œuvre par des équipes qualifiées, et dans un état d’esprit focalisé sur l’identification des risques (culture du doute) et leur élimination.
Tout commence par un processus et des méthodes ultra-structurées dans la phase de développement du lanceur :
• les méthodologies d’ingénierie système répandues aujourd’hui, par lesquelles est assurée la traçabilité absolue entre les spécifications techniques, la définition des composants du système et les preuves de validation que ces composants et ce système satisfont les spécifications amont, sont nées il y a 35 ans dans le domaine des lancements spatiaux, civils et militaires et sont le quotidien de nos ingénieurs ;
• facteur tout aussi important, la qualité du développement repose sur une politique de marges optimisée pour le dimensionnement des composants du lanceur ainsi que sur une analyse systématique de la sûreté de fonctionnement du système. L’objectif est d’identifier toutes les situations dégradées et de cerner les lieux de méconnaissance de nos disciplines techniques, de manière à orienter cette conception et la rendre tolérante aux conséquences potentielles de ces incertitudes (pratique extensive de l’AMDEC : Analyse des Modes de Défaillance de leurs Effets et de leurs Conséquences).
• enfin, bien sûr, la confiance dans la conception finale s’appuie sur les compétences pointues des équipes impliquées sur chacun des composants du lanceur, mais en éliminant tout de même aussi tout PDU (Point de Défaillance Unique) à ce niveau-là : on applique systématiquement le principe de vérification croisée et aucun composant n’est déclaré qualifié sans que sa modélisation n’ait été validée, soit par un essai représentatif du vol (« Test as you fly »), soit par la modélisation d’une équipe indépendante lorsqu’il n’est pas possible de recourir à un essai.
Des méthodes ultrastructurées pour le lanceur comme pour le système de production
Une fois la qualification acquise, et le premier vol réalisé avec succès, l’enchaînement des vols s’appuie encore sur un processus parfaitement défini, stable, composé de procédures de fabrication et de contrôle ultra-rigoureuses et de surveillance continue de tous les paramètres fonctionnels des équipements et de tous les paramètres de production. Ce système de production et de contrôle est d’ailleurs lui-même objet de qualification comme le lanceur : on ne déclare pas un lanceur qualifié sans avoir vérifié que toutes les conditions de fabrication sont réunies pour assurer la fiabilité de la production de série, à l’aide de méthodes tout à fait similaires à celles mentionnées ci-dessus pour le lanceur lui-même.
Enfin, dernier élément clé pour sécuriser la fiabilité de nos lanceurs, la qualité et l’état d’esprit des équipes : facteur essentiel, car toutes puissantes que soient les méthodes et processus précédents, la vie de la production n’est pas qu’un long fleuve tranquille, mais est émaillée de variations et d’anomalies, en fabrication dans les usines ou en opération sur la base de lancement. Dès lors, par-delà la compétence technique intrinsèque de chacun, tout repose sur un état d’esprit permanent de vigilance pour ne pas tomber dans le piège de la routine de la production et des succès, mais chasser et identifier les déviations de caractéristiques du matériel même les plus subtiles.
Nous avons coutume de dire que les lanceurs préviennent toujours avant les défaillances catastrophiques. C’est le rôle de tous les acteurs de la production, opérateurs de fabrication, inspecteurs, responsables qualité et équipes d’ingénierie, que de rechercher les singularités de chaque matériel, de les instruire rigoureusement et de les déclarer en toute transparence ; ces anomalies sont documentées, remontées dans la chaîne de management et scrupuleusement examinées (toujours selon le principe des vérifications croisées ci-dessus). Ainsi, par-delà les revues d’acceptation des matériels organisées le long de la séquence de fabrication du lanceur, l’ensemble des dérogations remontées fait l’objet d’une analyse par un comité indépendant de seniors du domaine.
On examine d’ailleurs à cette occasion non seulement les faits techniques propres au matériel qui va voler, mais aussi toutes les « alertes » ou signaux faibles identifiés sur d’autres matériels en fabrication ou dans les données de télémesure des vols précédents.
Ce sont toutes ces dispositions qui permettent in fine d’entrer en chronologie, avec la conviction d’avoir un lanceur « bon pour vol » et que ses moyens de mise en œuvre sont prêts à opérer.
La chronologie de lancement…La chronologie de lancement, les dernières heures avant le décollage peuvent également être émaillées d’aléas, d’anomalies de comportement des matériels dans la mise en œuvre finale, dont il faut discriminer si elles sont bloquantes ou non. Si tout ce qui a précédé relevait d’un traitement en temps réfléchi, ces anomalieslà nécessitent un traitement en temps réel, mais qui doit néanmoins rester réfléchi ! On applique alors en accéléré tous les principes précédents : recours aux meilleures compétences mobilisées en base arrière en Europe, évaluation des risques, recherche des marges disponibles et confrontation des analyses (vérifications croisées), et courage de la décision de « no go » lorsque les évidences positives nécessaires ne sont pas rassemblées… « 10, 9, 8, 7, 6, … » la chronologie de lancement se termine, les derniers contrôles sont positifs, le lanceur décolle et notre mission se termine. Même si les minutes qui suivent sont toujours empreintes d’une petite tension, nous sommes sereins : appuyés sur nos processus et la qualité de nos équipes, nous avons la conscience tranquille d’avoir pris les bonnes décisions pour éliminer tous les doutes que nous devions avoir. Prendre des risques, oui, mais jamais dans le doute ! |
Hervé Gilibert
Patron des développements du lanceur Ariane 5 entre 2002 et 2010 chez Astrium, Hervé GILIBER, X84, T a pris depuis le rôle de Directeur de l’Ingénierie au sein d’Airbus Defence & Space pour la partie « Space Systems », et vient d’être nommé CTO de la société Airbus Safran Launchers, nouvellement créée pour assurer la maîtrise d’œuvre des lanceurs de la filière Ariane.
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