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Enguerrand de Marigny, un conseiller fidèle et zélé
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08 octobre 2015

CONSEILLER SANS DÉCIDER

Conseiller le décideur, c’est proposer une vision différente, avec du recul, mais sans apporter de biais dû à ses propres préjugés ou à ses propres limites.


Philippe le bel se tourna alors vers l’homme qui siégeait au bout de la table : « Enguerrand ! Votre conseil ! »

Maurice Druon dans « Les rois maudits T1 »

De la chasse au paradoxe à l’art d’accoucher de la réponse

Il n’est, pas rare, voire fréquent, de passer d’un rôle de décideur à celui de conseiller, et vice versa. Deux missions, deux postures bien différentes, qui bien agencées, peuvent conduire à des success stories managériales.

Des entretiens que j’ai menés avec des responsables ayant occupé l’une, l’autre ou les deux fonctions, voici quelques éléments clés qui s’en sont dégagés.

Le conseil s’inscrit dans la durée, la décision dans l’instant

Le décideur, appelons-le le chef, a l’immense responsabilité de devoir décider et d’assumer sa décision, sachant que mille yeux le regardent et autant d’oreilles l’écoutent. Il se sent le devoir de décider ou de décider de ne pas le faire (ce qui est parfois plus dur à admettre et à réaliser). Sa vision est sûrement partielle et partiale, il manque forcément de garanties sur les conséquences de sa décision. La question du timing devient essentielle, et la manière compte autant que le fond.

Le conseiller en revanche, se doit de passer le temps nécessaire à l’analyse des questions qui se posent, recueillir les jugements des uns et des autres, questionner, challenger les avis, identifier les options et leurs conséquences, bref, faire le tour du problème, en largeur et en profondeur, tout en sachant qu’il y aura forcément un aspect qui lui manquera. Le conseiller doit connaître le chef suffisamment pour parler le langage qu’il comprendra, pas forcément celui qui lui fera plaisir (et là savoir résister à la tentation est l’ascèse du conseiller). La décision une fois prise, il doit l’accepter sans la remettre en question, c’est le jeu, et s’occuper de préparer la suivante, qu’il a déjà commencé depuis longtemps à instruire.

Penser autrement

Le dénouement de la crise de Cuba est un magnifique exemple du rôle des conseillers, surtout dans les approches inattendues. Les dirigeants des deux nations impliquées J.F. Kennedy et N. Kroutchev, s’étaient engagés trop loin dans une escalade de posture. Sur le simple point de l’installation des missiles à Cuba, l’embrasement des nations semblait inévitable.

Comme le montre, le film sur le sujet avec K. Costner, ce sont bel et bien les conseillers des deux parties qui ont pris contact entre eux en secret. Ils ont proposé de changer le deal en l’étendant à l’ensemble des points de friction Est - Ouest et de conclure un accord qui permettra à chacune des parties de garder la face et de donner des gages aux « faucons » de chaque camp.

Le conseiller n’est pas juste un décideur au rabais, c’est d’un autre métier, d’une autre approche qu’il relève. Il fréquente volontiers le paradoxe et sait le retourner pour l’analyser et le désosser et n’en garder que le principe actif.

Des affirmations, comme « Plus on a de stocks, plus on est mauvais en taux de service », « plus long le lead time, moins bonne la qualité », il les retourne, détecte le syllogisme et remet les paradigmes en place pour conclure : « Plus on est mauvais en taux de service, plus les stocks dérivent », « pire la qualité, pire le délai », ce qui, là, permet d’engager l’action et donc de proposer des décisions.

« Si c’est simple ce serait déjà fait », à garder comme leitmotiv, les questions, qui valent qu’on s’y penche, sont complexes, animées par de nombreux acteurs aux motivations diverses et la rationalité du comportement d’un tel magma de pâte humaine n’en est pas la vertu première.

C’est une véritable maïeutique qu’il faut conduire, séparer les lignes de force, trier le superficiel de l’indispensable, l’immanent du récurrent, et conclure en recherchant les vertus suivantes :

- simplicité, ou comment faire tenir beaucoup de choses en peu de mots ;

- terrain, ou pousser l’analyse jusqu’aux bornes de la réalité ;

- efficacité, car le temps et les moyens sont toujours comptés.

Connais-toi toi-même

Pour bien conseiller, il faut assumer ses limites et celles de la situation. Si les dernières sont a priori accessibles à l’objectivité, les premières le sont nettement moins. Le piège est grand, de ne pas les connaître et de se laisser emporter sur des premiers succès d’influence qui peuvent être flatteurs.

Par ailleurs, un des rôles du conseiller est clairement le parler vrai. Le décideur fait ce qu’il veut mais l’important est de lui offrir une vision vraie et aussi détachée des influences potentielles que possible.

Plus d’un conseiller m’a confié avoir le ventre un peu tordu à l’idée de proposer des options qu’il pensait déplaire à son décideur, et finir l’entretien soulagé de voir que celui-ci avait apprécié la transparence et la qualité de l’analyse.

Plus qu’une remarque ou un avis, c’est une véritable consigne que de savoir ce qui vous fait bouger, frémir ou reculer, et également apprécier les limites de ses capacités. Les biais qu’un esprit trop subjectif ou mal préparé peut apporter au traitement d’une question donnée peuvent s’avérer catastrophiques. Le refus du changement, le souci du qu’en dira-t-on, l’excès de confiance en soi, l’oubli des autres et de la communauté, sont autant de faiblesses dont nous devons avoir connaissance, pour les dépasser et non les subir.

A titre d’exemple, après le tsunami, l’administration et donc les divers conseillers de la direction de TEPCO ont maintenu une vision erronée de la situation par souci de ne pas se démarquer de la ligne officielle. Savoir que leur vision était conditionnée par le respect de l’ordre établi, et non pas le souci du collectif, leur aurait permis de se poser la question de savoir de quoi on parlait et où étaient les enjeux qu’ils refusaient de voir.

Refuser pendant quatre jours, de donner l’ordre de noyer sous l’eau les réacteurs de la centrale de Sendai, sous prétexte de préservation de l’outil de travail n’est pas une erreur, c’est une faute du conseiller, rien d’autre.

Les vertus clés : humilité – honnêteté

Ces deux vertus, clés de la réussite d’une situation de conseil, ont ceci de miraculeux, qu’elles augmentent et se renforcent par la pratique. C’est une gymnastique au sens propre du mot (« travail à nu ») de l’esprit et de l’intellect à pratiquer aussi souvent que possible.

Le ciel vous garde en joie.  

 

Socrate : de la maïeutique à l’introspection active

Le mot d’ordre « Connais- toi toi-même » peut, on ne peut mieux, résumer l’attitude de celui qui cherche à raisonner et donc à pouvoir conseiller valablement. Se libérer de ses passions, apporter la raison à l’étude des choses et des situations, proposer une ligne de conduite qui soit claire et l’assumer jusqu’au bout. Relier à ce sujet le récit de sa mort.

 

    
Paul Sanseau, IGA
Après un début de carrière à la DCN, puis en administration centrale (DGAI), et au cabinet du DGA, Paul Sanséau (X80 – Ensta) a été responsable d’un programme de transformation au sein d’Alcatel câble, aujourd’hui Nexans. Il a ensuite mené une activité de conseil en supply chain et performance opérationnelle au sein du cabinet « Business flow consulting ».
 

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